Chagrin des côlons

Un récit de voyage par le Docteur Lorenzo dell’Acqua

En plus de celle d’exercer mon métier, j’ai eu la chance de faire pendant plus de trente ans de l’endoscopie digestive. Cette investigation courante explore à l’aide d’endoscopes flexibles les organes digestifs creux et accessibles comme l’estomac et le colon. Ces deux examens n’ont strictement aucun point commun, tant sur le plan technique que poétique. L’endoscopie de l’estomac est un acte quasiment automatique, le trajet comme la couleur rouge étant toujours les mêmes : d’abord on descendait tout droit puis on tournait vers le droite, puis on empruntait le tunnel du pylore et on explorait le duodénum. Tous les estomacs sont identiques. Jamais la moindre surprise. Cette uniformité de leur estomac, les hommes la partage avec le porc ce à quoi certains s’attendaient. Oublions donc l’endoscopie de l’estomac qui ne m’a jamais donné la moindre émotion esthétique.

Il n’en est pas de même de l’exploration du côlon. Les raisons sont nombreuses. D’abord, le trajet n’est jamais le même d’un individu à l’autre ce qui empêche cet acte d’être routinier. Chaque coloscopie est une « Première ». Elle demande beaucoup d’habileté technique (acquise avec l’expérience et surtout le temps) ce qui la rend fort gratifiante pour l’opérateur.

Je voudrais raconter le plaisir visuel que me donnaient toutes les coloscopies car, je vais peut-être vous surprendre, l’intérieur du côlon est beau comme celui d’une cathédrale claire et nacrée. Ses parois souples ondoient en permanence, mues par des contractions péristaltiques qui modifient sans cesse le paysage comme lors du passage des nuages. Ce spectacle sans fin est splendide à regarder à travers l’endoscope. La répugnance populaire qui veut que l’intérieur des intestins soit aussi sale et malodorant que les matières fécales qui en sortent chaque jour est fausse : le côlon préparé la veille de l’endoscopie par une purge conséquente est le plus souvent d’une propreté exemplaire sans le moindre résidu et ressemble à l’intérieur de votre bouche telle que vous la voyez en brossant vos dents sauf que les couleurs y sont beaucoup plus belles, allant du blanc au rouge en passant par le jaune et l’ocre ; elles rappellent celles des peintures du quattrocento italien.

L’endoscopie du côlon a été très vite pour moi comme de la spéléologie. D’abord, vous ne savez pas où vous allez, vous ne savez pas si le trajet sera long et fastidieux ou au contraire simple et rapide, si vous irez jusqu’au bout, si les différentes salles seront vides ou inondées d’un liquide résiduel et s’il vous faudra plonger pour passer dans le segment suivant. Réussirez-vous à atteindre enfin l’extrémité distale du côlon appelée caecum et surtout, cerise sur le gâteau, verrez-vous l’orifice virtuel en forme de bouche aux lèvres closes appelé valvule de Bauhin qui donne accès au Graal des endoscopiques, la dernière anse de l’intestin grêle ? Voilà pour les aspects techniques intéressants car ils nous maintiennent en éveil et flattent notre ego.

J’ai évoqué la spéléologie et j’affirme que chaque coloscopie m’a donné  la sensation d’explorer une nouvelle grotte Chauvet. Manquaient certes les peintures rupestres mais, avec un peu d’imagination, les contractions péristaltiques projetant leurs ombres mouvantes sur les parois du colon offraient des images toujours inédites qui émerveillaient sans cesse l’endoscopiste photographe. Parfois, un liquide verdâtre et clair formait comme un lac immobile aux reflets chatoyants que je restais immobile à contempler. Parfois aussi, l’ennemi avait déjà investi la place et l’on découvrait un polype pédiculé, sorte de grosse montgolfière reliée à la paroi du côlon par un cordon ombilical facile à sectionner à l’aide d’un lasso comme au Far West. D’autres fois hélas le temps avait permis à l’ennemi d’édifier une forteresse énorme avec des remparts irréguliers, sombres et dégoulinants de sang. Vous étiez alors contraints de faire demi-tour non sans lui avoir arraché de petits morceaux pour une analyse histologique dont vous deviniez hélas le résultat à l’avance.

Les orifices des diverticules étaient une amusante distraction à condition de faire preuve de prudence pour ne pas risquer d’y pénétrer et de commettre l’irréparable perforation. Ailleurs, certaines maladies offraient des colorations inattendues comme le blanc nacré des ulcérations séparées les unes des autres par des zones inflammatoires d’un rouge écarlate. A défaut de peintures murales, j’ai pu observer quelquefois des animaux en chair et en os ! Ces serpents blanchâtres à la taille impressionnante s’enfuyaient à notre approche. Il s’agissait d’oxyures et de bothriocéphales inoffensifs qui n’attaquent jamais l’homme entier. En réalité, ce n’était pas des serpents mais des vers microscopiques exagérément grossis par l’objectif de l’endoscope. Je me souviens qu’on ne réussissait pas toujours à les capturer.

J’ai eu aussi des surprises tellement inouïes que je n’ai jamais osé les  mentionner dans mes comptes-rendus. Chez une psychanalyste qui souffraient de brûlures d’estomac, il y avait près de son pylore et en empêchant l’accès une tête momifiée qui avait les traits de Sigmund Freud. Une autre fois, sur la paroi du sigmoïde d’un écrivain célèbre, il y avait une fresque murale en couleurs représentant toute la famille Malaussène.

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