Archives de catégorie : Citations & Morceaux choisis

Un duel au Bois de Boulogne

Il est rare que je reproduise d’aussi longs extraits que celui-ci. Mais je n’ai pas su où le couper sans le dénaturer complètement. C’est pour moi le passage le plus drôle, je veux dire le plus ironique de l’Éducation sentimentale. Ça ne devrait pas vous prendre plus de 6 minutes pour le lire. Et ça vaut vraiment le coup, croyez-moi.
Pour les faveurs d’une demi-mondaine, Rosanette, Frederic Moreau va se battre en duel contre le vicomte de Cisy.  

(…)

« Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C’est drôle ! »

Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle.

« Est-ce que j’aurais peur ? »

Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir peur sur le terrain.

« Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué ! »

Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l’exaspéra. Il fut pris d’un paroxysme de bravoure, d’une soif carnassière. Un bataillon ne l’eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à l’Opéra, où l’on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant l’entracte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.

Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient ; il les contempla. L’idée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux, l’ennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.

Il n’en fut pas de même de Cisy. Après le départ du baron, Continuer la lecture de Un duel au Bois de Boulogne

Lucien et l’autofiction

(…) Pourtant, quand j’ai vu ces différents auteurs, je ne leur ai pas fait un trop grand crime de leurs mensonges, surtout en voyant que c’était une habitude familière même à ceux qui font profession de philosophie ; et ce qui m’a toujours étonné, c’est qu’ils se sont imaginé, qu’en écrivant des fictions, la fausseté de leur récit échapperait aux lecteurs. Moi-même, cependant, entraîné par le désir de laisser un nom à la postérité, et ne voulant pas être le seul qui n’usât pas de la liberté de feindre, j’ai résolu, n’ayant rien de vrai à raconter, vu qu’il ne m’est arrivé aucune aventure, digne d’intérêt, de me rabattre sur un mensonge beaucoup plus raisonnable que ceux des autres. Car n’y aurait-il dans mon livre, pour toute vérité, que l’aveu de mon mensonge, il me semble que j’échapperais au reproche adressé par moi aux autres narrateurs, en convenant que je ne dis pas un seul mot de vrai. Je vais donc raconter des faits que je n’ai pas vus, des aventures qui ne me sont pas arrivées et que je ne tiens de personne ; j’y ajoute des choses qui n’existent nullement, et qui ne peuvent pas être : il faut donc que les lecteurs n’en croient absolument rien.

Lucien de Samosate – L’histoire véritable – ca 200 après JC. 

UN JOUR SANS FIN

Lundi

 C’était une belle soirée de début d’été du côté de la Place Saint Sulpice. Il venait de tomber une courte pluie d’orage et la merveilleuse odeur de l’asphalte humide et chaud envahissait les terrasses des cafés.
Les hommes en chemise avaient renouvelé leur demi. Les femmes en Lothar reprenaient une Marlboro Light avant de jeter leur dévolu. Il faisait bon. On était bien.Elle portait des sabots noirs, un pantalon de jean bleu, un chemisier blanc un foulard bleu et de longs cheveux blonds. Elle était entourée de rires et de fumée de cigarette.
Il y avait tant de jeunesse, tant de garçons, tant de filles autour d’elle que ça m’a fait un peu peur. Ils sont partis, joyeux, diner dans une pizzeria de la rue des Canettes. Et moi, je suis allé au cinéma. Revoir « Un jour sans fin ».Elle ? Je ne l’ai jamais revue.

Mardi

… Il y avait tant de jeunesse, tant de garçons, tant de filles autour d’elle que ça m’a fait un peu peur. Mais, c’était l’été, c’était la nuit. Elle était si jolie. J’étais tellement libre, tellement vide. Je me suis joint à eux. Ils parlaient de leurs examens, tout proches, de leurs vacances qui commençaient demain. J’évitais de la regarder. Ils se sont dirigés vers la rue des Canettes. Je les ai suivis Continuer la lecture de UN JOUR SANS FIN

C’est l’époque qui veut ça

Ce matin, au café de la rue de Vaugirard à l’heure du petit déjeuner, il y a treize consommateurs, douze femmes et un homme. On dirait le palmarès d’un festival de cinéma.
Anonyme

No snowflake in an avalanche ever feels responsible.
Anonymous 

Je pourrais tirer sur quelqu’un en pleine 5eme avenue, et je ne perdrais aucun électeur.
Donald Trump

L’Intelligence Artificielle ne parviendra jamais à éradiquer la Connerie Naturelle.
Anonyme 

L’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder.
Marcel Proust 

 

HISTOIRE DE DASHIELL STILLER (Extrait)

(…)
Bon, après ça, on a vécu des moments difficiles, Sammy et moi. J’avais plus de travail, plus de chambre, plus rien. Il a bien voulu que j’emménage avec lui dans sa chambre rue d’Odessa. La chambre était pas terrible, mais moi j’étais heureuse, vous pensez, toute la journée avec Sammy, à m’occuper de lui et tout ça. Mais au bout d’une semaine, il m’a dit que c’était pas tout ça, que c’était bien beau l’amour et l’eau fraiche, mais que ça manquait de beurre dans les épinards et qu’il allait falloir voir à me mettre au boulot. Quand j’ai compris que le boulot, c’était le ruban…

Le ruban ? Ben, c’est le trottoir, le turf, la racole… faire la pute, quoi ! Quand j’ai compris que c’était ça, j’ai refusé tout net. Alors il m’a flanqué une de ces roustes. J’étais une ingrate — une ingrate, c’est une moins que rien, une qu’a pas la reconnaissance du ventre, qu’il m’a dit — et qu’avec tous les sacrifices qu’il avait fait pour moi, il pensait que je pourrais bien faire ça pour lui, une fois de temps en temps. Quand j’ai dit « Jamais ! », il m’a flanqué une deuxième rouste et il m’a fichue dehors. Il ne voulait plus jamais me voir, même si je revenais en rampant. Ben, c’était pas vrai parce que, quand je suis revenue trois jours plus tard, Continuer la lecture de HISTOIRE DE DASHIELL STILLER (Extrait)

HHH NYC USA (Extrait)

Mid-town New-York
Onzième étage de la tour HHH
Salle 1101 du département Sales & Marketing

La réunion bimensuelle des neuf directeurs commerciaux des laboratoires Hampton-Hartford-Huge.  Harry Weissberg, l’un des neuf, arrive en retard. Pas de chance, le grand patron, Geronimo Huge, G.H. est là.

(…)
Harry fait un pas dans la salle. Il n’a pas vu G.H., à moitié caché par le battant de la porte.

— Salut, les filles ! Oh ! Pardon, Mary ! Je recommence : Bonjour, Messieurs !

Dick Hullby s’agite sur son siège.

il y va un peu fort, Harry ; si c’est ça l’humour juif, ça manque un peu de classe ; je suis pas sûr que G.H. apprécie

— Excusez le retard… problème d’ascenseur…désolé…

Il ouvre un peu plus la porte de la salle qui vient heurter les pieds de Geronimo.

 merde, pas de chance, le grand Manitou est là !

Harry s’incline avec une cérémonie légèrement moqueuse devant le Président de la Compagnie et, d’une démarche un peu raide, il va s’asseoir à coté de Dunbar.

 Richard Dunbar

La région de Richard Dunbar, c’est SOUTH USA. Richard est Continuer la lecture de HHH NYC USA (Extrait)

WETBACKS (Extrait)

Je suis à Lynwood, dans South Central, pas loin du croisement d’Atlantic et d’Olanda, je recouvre de papier Alu les plateaux de haricots qui n’ont pas été mangés à l’anniversaire d’un petit gamin, lorsqu’on m’annonce qu’il faut que je rentre à la maison plus tôt que prévu, et probable que je ne reviendrai pas demain[1].

C’est Rubio lui-même qui vient de me dire ça, et il a l’air sacrément ennuyé. Pourtant, je peux pas m’en aller maintenant. Tous les autres sont déjà partis et y a encore plein de trucs à ranger avant de fermer. C’est peut-être pour ça qu’il a l’air embêté, Rubio.

Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ? Y a les flics chez moi ? Non, non, il sait pas, Rubio, il a juste reçu un coup de fil de son cousin. Il faut que je rentre tout de suite, et c’est pas sûr que je puisse revenir demain. Il n’en sait pas plus. Il est désolé.

« Bon sang, Rubio… ?

— M’emmerde pas, Rafael, c’est pas le moment, tu ferais mieux de partir maintenant ! Allez, fous-moi le camp ! Ce soir, c’est moi Continuer la lecture de WETBACKS (Extrait)

POINTS DE VUE (Extrait)

Point de vue n°3

Dès l’aurore, je me décidai à rejoindre mon troquet habituel, Le Week-End. Vous savez, le petit rade qu’est en haut de la rue Gay-Lussac ! Je m’étais à peine installé en terrasse que l’église d’à côté s’est mise à sonner le tocsin. Onze coups ! Y m’ont résonné directos dans le ciboulot. Y savent quand même bien que j’ai le réveil délicat, les curetons ! Je m’en vais lui causer du pays, moi, au sacristain. « Mais bon, que je me suis dit, calme-toi, Dico, — mes potes les affranchis m’appellent Dico parce que j’ai du vocabulaire — calme toi, il fait beau, il Continuer la lecture de POINTS DE VUE (Extrait)

MEXICAN HAT (Extrait)

(…) du sud de l’Utah. J’aime ces paysages jaunes, roses ou rouge brique, scandés par des rochers aux formes de dieux assis, découpés par de brusques canyons que franchissent des arches naturelles et que parcourent des filets d’eau café au lait.

Entre deux forêts de petits sapins clairsemés, la route 261 file vers le sud, toute droite. Le ruban noir que sépare en deux un double trait jaune tremble sous le soleil. Il ondule doucement au rythme de collines presque insensibles. Sur ses molles suspensions, le van rouge suit le même mouvement et tangue.

Nous sommes rejoints par trois Harley Davidson. Leur vitesse est à peine supérieure à la nôtre. Sans accélérer, ils nous dépassent tranquillement, potato-potato-potato. Sur chaque motocyclette, un homme est assis, bas, légèrement penché en arrière, portant un blouson de cuir sans manche directement sur la peau, un jeans, des bottes Santiago et un petit casque noir à l’ancienne duquel débordent une barbe et des cheveux abondants. Malgré leur air patibulaire, et à cause du plaisir évident qu’ils éprouvent à rouler au milieu de ces grands espaces, je ressens tout de suite de la Continuer la lecture de MEXICAN HAT (Extrait)

INCIDENT DE FRONTIÈRE (Extrait)

 Dimanche, 24 mai 1970 – Le Liban est un paradis et Beyrouth est sa capitale. Bien sûr, la ville est entourée de camps de réfugiés palestiniens de plus en plus nombreux et de plus en plus militarisés. Bien sûr, les Présidents du Conseil successifs, continuellement empêtrés dans de trop subtils compromis, ont de plus en plus de mal à maintenir l’équilibre constitutionnel entre musulmans et chrétiens. Bien sûr, chaque nouvelle provocation de la Syrie qui rêve toujours d’annexer le Liban fait régner sur le pays une inquiétude passagère sur son avenir. Bien sûr, les touristes occidentaux n’ont pas encore retrouvé le chemin du Liban trois ans seulement après la Guerre des Six Jours. Mais, à le voir comme ça, avec ses grosses voitures qui encombrent les rues de la ville, avec ses magasins de luxe qui foisonnent dans le centre moderne, ses restaurants de bord de mer qui voisinent le long de la Corniche, son Casino du Liban dont les revues n’ont pas grand-chose à envier à celles du Lido de Paris, avec ses grands hôtels, ses stations de ski, ses marinas et ses plages privées, le pays se porte bien. Les Libanais disent « Le Liban, c’est la Suisse du Proche-Orient. Au Liban, il n’y a pas de pauvres ! », et quand on leur montre les bidonvilles surpeuplés de réfugiés, ils répondent « Oui, mais ce ne sont pas des Libanais ».
Le port, le commerce, les banques, tout fonctionne. Partout, les gens s’enrichissent. Ça ne durera peut-être pas, mais pour le moment, le Liban, c’est le paradis et Beyrouth est sa capitale. Continuer la lecture de INCIDENT DE FRONTIÈRE (Extrait)