Archives par mot-clé : Marcel Proust

Le Diner de Promo

Il y a bien longtemps, à l’occasion de l’anniversaire d’un ami, j’avais écrit un bref discours dont le sujet était la vieillesse. A cette époque lointaine, la vieillesse, je n’y croyais pas, et j’avais bâti mon texte plutôt gaiment autour de cette idée : la vieillesse, ça n’existe pas.
Une douzaine d’années a passé et, aujourd’hui, je découvre que je ne pourrais plus écrire quelque chose d’aussi stupide. Et voici pourquoi…

Un jour, c’était il y a quelques années déjà, j’ai participé à un diner de Promotion (je ne parle pas ici d’une action commerciale mais d’une réunion d’anciens élèves). Ce repas avait lieu au premier étage d’un restaurant qui faisait face au Centre Pompidou (Je place ici cette précision seulement pour pouvoir vous dire qu’il ne faut pas y aller ; dans ce restaurant, pas au musée). J’étais arrivé parmi les derniers Continuer la lecture de Le Diner de Promo

Je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie

A propos des jugements mondains ou populaires que l’on entend prononcer sur tout et partout  — y compris ici et par moi-même — voici un extrait du dernier volume de « A la Recherche du temps perdu », « Le Temps retrouvé ».
A travers les propos de Mme de Forcheville, anciennement Odette Swann, anciennement Odette de Crécy, cocotte de luxe, l’auteur se moque des avis subtils et définitifs que les gens émettent avec le plus grand sérieux sur le sujet de l’époque, à savoir la Première Guerre Mondiale. 

Il (Monsieur de Charlus) finit par une remarque juste : « Ce qui est étonnant, dit-il, c’est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu’il juge par lui-même. » En cela M. de Charlus avait raison. On m’a raconté qu’il fallait voir les moments de silence et d’hésitation qu’avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l’énonciation, mais à la formation d’une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d’un sentiment intime : « Non, je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie » ; « Je n’ai pas Continuer la lecture de Je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie

Saniette

Saniette est un personnage tout à fait secondaire de la Recherche du Temps Perdu. Ancien archiviste, émotif, timoré, il sert de souffre-douleur à M. Verdurin. Il est cependant pour moi l’un des moins méchants et des plus attachants. 

(…) les mêmes défauts s’étaient au contraire exagérés chez Saniette, au fur et à mesure qu’il cherchait à s’en corriger. Sentant qu’il ennuyait souvent, qu’on ne l’écoutait pas, au lieu de ralentir alors, comme l’eût fait Cottard, de forcer l’attention par l’air d’autorité, non seulement il tâchait, par un ton badin, de se faire pardonner le tour trop sérieux de sa conversation, mais pressait son débit, déblayait, usait d’abréviations pour paraître moins long, plus familier avec les choses dont il parlait, et parvenait seulement, en les rendant inintelligibles, à sembler interminable. Son assurance n’était pas comme celle de Cottard qui glaçait ses malades, lesquels aux gens qui vantaient son aménité dans le monde répondaient: «Ce n’est plus le même homme quand il vous reçoit dans son cabinet, vous dans la lumière, lui à contre-jour et les yeux perçants.» Elle n’imposait pas, on sentait qu’elle cachait trop de timidité, qu’un rien suffirait à la mettre en fuite. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit Continuer la lecture de Saniette

De l’amant au cocu, théorie de l’évolution

(…) Dans ce temps-là, à tout de qu’il disait, elle répondait avec admiration : « Vous, vous ne serez jamais comme tout le monde » ; elle regardait sa longue tête un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient : « Il n’est pas régulièrement beau si vous voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire ! », et, plus curieuse peut-être de connaître ce qu’il était que désireuse d’être sa maîtresse, elle disait :
—« Si je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête là ! »
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d’un ton parfois irrité, parfois indulgent :
—« Ah ! tu ne seras donc jamais comme tout le monde ! »
Elle regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude qui permet de découvrir les intentions d’un morceau symphonique dont on a lu le programme, et les ressemblances d’un enfant quand on connaît sa parenté : « Il n’est pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule : ce monocle, ce toupet, ce sourire ! », réalisant dans leur imagination suggestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une tête d’amant de cœur et une tête de cocu), elle disait :
—« Ah ! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans cette tête-là. »
(…)

Un amour de Swann
Marcel Proust

À la Recherche de quelques pages

Pour aujourd’hui et de façon totalement arbitraire,  j’ai choisi quelques pages de la Recherche du Temps Perdu. 

Charles Swann et Odette de Crécy sont dans un fiacre. Depuis des mois, Charles, homme du monde, courtise Odette, demi-mondaine, sans se décider à aller plus loin. Ce soir, ils sont tous les deux dans un fiacre  et voici la fin de la fameuse scène des cattleyas. Odette porte ces fleurs à son corsage et Charles lui demande l’autorisation de les remettre en place. Admirez la délicatesse de la description des gestes et le cynisme de celle des motivations.   

(…) Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant :
—«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.»
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria :
—«Oh ! Non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu… je pense que c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus ? Je n’en ai jamais senti, je peux ? Dites la vérité.»
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît.»

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux Continuer la lecture de À la Recherche de quelques pages

Paris en guerre

A l’heure du dîner les restaurants étaient pleins ; et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand des pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c’est la guerre ici. »

Marcel Proust – Le temps retrouvé

Un  peu de temps à l’état pur

Morceau choisi

Un  peu de temps à l’état pur

Longtemps après l’épisode de la madeleine, le narrateur, trébuchant sur les pavés inégaux de la cour de l’Hôtel des Guermantes, revit la sensation de bonheur qu’il avait éprouvée des années plus tôt à Venise.

Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur.

Marcel Proust – Le temps retrouvé

Proust : humour ou esprit ?

1 minute

Certains esthètes disent que Marcel Proust débordait d’humour et que À la recherche du temps perdu est roman désopilant. C’est peut-être aller un peu loin. Moi, je dis que Proust avait plus d’esprit que d’humour. Si vous voulez connaitre la différence que je fais entre ces deux qualités, cliquez sur ce lien :

https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=33223

(…)
—Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation.
—Oh! ce n’est pas grave, ce n’est que la septième fois, dit le duc qui, ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès électoraux des autres.
—Il s’est consolé en voulant faire Continuer la lecture de Proust : humour ou esprit ?

Le salut des Guermantes

Morceau choisi 

(…) Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n’eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s’il n’était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d’un acier qu’il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C’est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient Continuer la lecture de Le salut des Guermantes