Archives par mot-clé : Marcel Proust

À la Recherche de quelques pages

Pour aujourd’hui et de façon totalement arbitraire,  j’ai choisi quelques pages de la Recherche du Temps Perdu. 

Charles Swann et Odette de Crécy sont dans un fiacre. Depuis des mois, Charles, homme du monde, courtise Odette, demi-mondaine, sans se décider à aller plus loin. Ce soir, ils sont tous les deux dans un fiacre  et voici la fin de la fameuse scène des cattleyas. Odette porte ces fleurs à son corsage et Charles lui demande l’autorisation de les remettre en place. Admirez la délicatesse de la description des gestes et le cynisme de celle des motivations.   

(…) Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant :
—«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.»
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria :
—«Oh ! Non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu… je pense que c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus ? Je n’en ai jamais senti, je peux ? Dites la vérité.»
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît.»

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux Continuer la lecture de À la Recherche de quelques pages

Paris en guerre

A l’heure du dîner les restaurants étaient pleins ; et si, passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand des pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c’est la guerre ici. »

Marcel Proust – Le temps retrouvé

Un  peu de temps à l’état pur

Morceau choisi

Un  peu de temps à l’état pur

Longtemps après l’épisode de la madeleine, le narrateur, trébuchant sur les pavés inégaux de la cour de l’Hôtel des Guermantes, revit la sensation de bonheur qu’il avait éprouvée des années plus tôt à Venise.

Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur.

Marcel Proust – Le temps retrouvé

Proust : humour ou esprit ?

1 minute

Certains esthètes disent que Marcel Proust débordait d’humour et que À la recherche du temps perdu est roman désopilant. C’est peut-être aller un peu loin. Moi, je dis que Proust avait plus d’esprit que d’humour. Si vous voulez connaitre la différence que je fais entre ces deux qualités, cliquez sur ce lien :

https://www.leblogdescoutheillas.com/?p=33223

(…)
—Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation.
—Oh! ce n’est pas grave, ce n’est que la septième fois, dit le duc qui, ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès électoraux des autres.
—Il s’est consolé en voulant faire Continuer la lecture de Proust : humour ou esprit ?

Le salut des Guermantes

Morceau choisi 

(…) Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n’eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s’il n’était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d’un acier qu’il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C’est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient Continuer la lecture de Le salut des Guermantes

Questionnaire de Proust

Il est de bon ton de savoir, et surtout de faire savoir, que le « Questionnaire de Proust » n’est pas de Proust, mais que c’est un questionnaire auquel il a répondu. Plusieurs fois.
Voilà ! C’est fait !
Et maintenant, les questions :

1. Le principal trait de mon caractère ?
2. La qualité que je préfère chez un homme ?
3. La qualité que je préfère chez une femme ?
4. Ce que j’apprécie le plus chez mes amis ?
5. Mon principal défaut ?
6. Mon occupation préférée ?
7. Mon rêve de bonheur ?
8. Quel serait mon plus grand malheur ?
9. Ce que je voudrais être ?
10. Le pays où je désirerais vivre ?
11. La couleur que Continuer la lecture de Questionnaire de Proust

La mort de Bergotte (2)

Morceau choisi 

La vie éternelle

Cet extrait fait suite à celui qui a été publié ici avant hier (La mort de Bergotte – Le petit pan de mur jaune).
Les obligations que l’homme (et en particulier l’artiste) se crée au cours de sa vie ont-elles un sens puisqu’un jour, il sera « mort à jamais ». « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? » nous demande Proust qui connait la réponse. Mais ici, il n’est pas question de foi ni de religion.

Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et l’admiration qu’il excitera importera peu à Continuer la lecture de La mort de Bergotte (2)

La mort de Bergotte (1)

Morceau choisi

Le petit pan de mur jaune

Bergotte est l’écrivain célèbre que Proust a créé pour la Recherche du temps perdu. Dans ce passage, sentant sa mort venir, Bergotte remet en cause toute son oeuvre : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire… »

(…) Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint, Continuer la lecture de La mort de Bergotte (1)

Brèves de mon comptoir (17)

28/11 –  Dimanche, excursion au Père Lachaise

Désert du dimanche matin, pluie fine et vent fort, temps de novembre au carré ; sur les tombeaux, les fleurs déposées au début du mois sont fanées, avachies, renversées ; les allées sont pleines de flaques d’eau et de feuilles mortes. Mais bon, c’est un cimetière.

Posé quelques bruyères sur la pierre familiale, nettoyé un peu tout autour et dessus, et puis parti en balade. Le Crématorium, soutenu souvent par des étais, semble près à s’effondrer, triste et plein de courants d’air. Parti plus loin, à la recherche de la tombe de Marcel Proust. Trouvée sans trop de peine. Tombe modeste en Continuer la lecture de Brèves de mon comptoir (17)

Proust l’avait déjà noté

(…)
R.B. : Oui, je crois que je ne serai jamais satisfait du compte que je pourrais rendre à cet œuvre. Le problème, c’est que je sais bien que c’est une œuvre extrêmement importante pour moi, je l’ai lue et relue — entendons-nous bien, il faut savoir ce qu’est lire Proust, il n’est pas dit qu’on lise tout Proust à chaque fois, en tout cas on relit certains fragments, peut-être jamais les mêmes, peut-être on saute toujours les mêmes, qui sait, c’est une chimie mystérieuse —, mais enfin disons que c’est une œuvre que, beaucoup d’entre nous, nous habitons toute la vie. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que dans la vie, quand il nous arrive des choses personnelles, à tout instant nous retrouvons une espèce de déjà-dit en Proust, et souvent Continuer la lecture de Proust l’avait déjà noté