Le salut des Guermantes

Morceau choisi 

(…) Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n’eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s’il n’était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d’un acier qu’il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C’est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection l’amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré qu’à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s’il se fût agi d’une passe d’armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait.
Certains Guermantes n’ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie chaque fois qu’ils vous rencontraient. Étant donné qu’ils n’avaient plus à procéder à l’enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les résultats, l’insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s’expliquer que par l’automatisme qu’avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu’ils pensaient posséder.

Extrait de  « Le Côté de Guermantes »
Marcel Proust

2 réflexions sur « Le salut des Guermantes »

  1. C’est vrai que j’ai pris un gros risque. Mais c’était en toute connaissance de cause. La preuve :
    « La Recherche présente pourtant un défaut : lorsque vous en sortirez, tout ébloui, vous mettrez beaucoup de temps à ré-accommoder votre vue sur le reste de la littérature.
    Ne lisez jamais Proust »
    C’est ce que j’avais écrit en conclusion de ma critique aisée de À la recherche du temps perdu.

  2. Tout est là du génie de Proust dans cet extrait;
    L’humour , la précision chirurgicale de la description , la justesse psychologique de la morgue des Guermantes : ce devrait être un encouragement à le lire tout affaire cessante….
    Ce qui de ta part est très noble , car lire la recherche c’est perdre le goût pendant un certain temps pour toute autre forme d’ecriture….

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