Un duel au Bois de Boulogne

Il est rare que je reproduise d’aussi longs extraits que celui-ci. Mais je n’ai pas su où le couper sans le dénaturer complètement. C’est pour moi le passage le plus drôle, je veux dire le plus ironique de l’Éducation sentimentale. Ça ne devrait pas vous prendre plus de 6 minutes pour le lire. Et ça vaut vraiment le coup, croyez-moi.
Pour les faveurs d’une demi-mondaine, Rosanette, Frederic Moreau va se battre en duel contre le vicomte de Cisy.  

(…)

« Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C’est drôle ! »

Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s’aperçut qu’il était pâle.

« Est-ce que j’aurais peur ? »

Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir peur sur le terrain.

« Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué ! »

Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l’exaspéra. Il fut pris d’un paroxysme de bravoure, d’une soif carnassière. Un bataillon ne l’eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à l’Opéra, où l’on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant l’entracte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.

Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient ; il les contempla. L’idée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux, l’ennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.

Il n’en fut pas de même de Cisy. Après le départ du baron, Joseph avait tâché de remonter son moral, et, comme le vicomte demeurait froid :

— Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester là, j’irai le dire.

Cisy n’osa répondre « certainement », mais il en voulut à son cousin de ne pas lui rendre ce service sans en parler.

Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mourût d’une attaque d’apoplexie, ou qu’une émeute survenant, il y eût le lendemain assez de barricades pour fermer tous les abords du bois de Boulogne, ou qu’un événement empêchât un des témoins de s’y rendre ; car le duel faute de témoins manquerait. Il avait envie de se sauver par un train express n’importe où. Il regretta de ne pas savoir la médecine pour prendre quelque chose qui, sans exposer ses jours, ferait croire à sa mort. Il en arriva jusqu’à désirer être malade, gravement.

Afin d’avoir un conseil, un secours, il envoya chercher M. des Aulnays. L’excellent homme était retourné en Saintonge, sur une dépêche lui apprenant l’indisposition d’une de ses filles. Cela parut de mauvais augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, son précepteur, vint le voir. Alors il s’épancha.

— Comment faire, mon Dieu ! comment faire ?

— Moi, à votre place, monsieur le Comte, je paierais un fort de la halle pour lui flanquer une raclée.

— Il saurait toujours de qui ça vient ! reprit Cisy.

Et, de temps à autre, il poussait un gémissement, puis :

— Mais est-ce qu’on a le droit de se battre en duel ? C’est un reste de barbarie ! Que voulez-vous !

Par complaisance, le pédagogue s’invita lui-même à dîner. Son élève ne mangea rien, et, après le repas, sentit le besoin de faire un tour.

Il dit en passant devant une église :

— Si nous entrions un peu… pour voir ?

Vezou ne demanda pas mieux, et même lui présenta de l’eau bénite.

C’était le mois de Marie, des fleurs couvraient l’autel, des voix chantaient, l’orgue résonnait. Mais il lui fut impossible de prier, les pompes de la religion lui inspirant des idées de funérailles ; il entendait comme des bourdonnements de De profundis.

— Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien ! »

Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes. Le vicomte s’efforça de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dont M. Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui n’en pouvait plus, s’affaissa sur le tapis vert, et eut un sommeil plein de songes désagréables.

Si le courage, pourtant, consiste à vouloir dominer sa faiblesse, le vicomte fut courageux, car, à la vue de ses témoins qui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant comprendre qu’une reculade le perdrait. M. de Comaing le complimenta sur sa bonne mine.

Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleil matinal l’énervèrent. Son énergie était retombée. Il ne distinguait même plus où l’on était.

Le baron se divertit à augmenter sa frayeur, en parlant du « cadavre », et de la manière de le rentrer en ville, clandestinement. Joseph donnait la réplique ; tous deux, jugeant l’affaire ridicule, étaient persuadés qu’elle s’arrangerait.

Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la releva doucement et fit observer qu’on n’avait pas pris de médecin.

— C’est inutile, dit le baron.

— Il n’y a pas de danger, alors ?

Joseph répliqua d’un ton grave :

— Espérons-le !

Et personne dans la voiture ne parla plus.

À sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot. Frédéric et ses témoins s’y trouvaient, habillés de noir tous les trois. Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin comme un troupier ; et il portait une espèce de longue boîte à violon, spéciale pour ce genre d’aventures. On échangea froidement un salut. Puis tous s’enfoncèrent dans le bois de Boulogne, par la route de Madrid, afin d’y trouver une place convenable.

Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :

— Eh bien, et cette venette, qu’en fait-on ? Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais ça ! La crainte est naturelle à l’homme.

Puis, à voix basse :

— Ne fumez plus, ça amollit !

Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et continua d’un pied ferme. Le vicomte avançait par derrière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.

De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir. Au détour d’un sentier, une femme en madras causait avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue sous les marronniers, des domestiques en veste de toile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son alezan et le lorgnon dans l’œil, il chevauchait à la portière des calèches ; ces souvenirs renforçaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la susurration des mouches se confondait avec le battement de ses artères ; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait qu’il était en train de marcher depuis un temps infini.

Les témoins, sans s’arrêter, fouillaient de l’œil les deux bords de la route. On délibéra si l’on irait à la croix Catelan ou sous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit à droite ; et on s’arrêta dans une espèce de quinconce, entre des pins.

L’endroit fut choisi de manière à répartir également le niveau du terrain. On marqua les deux places où les adversaires devaient se poser. Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle contenait, sur un capitonnage de basane rouge, quatre épées charmantes, creuses au milieu, avec des poignées garnies de filigrane. Un rayon lumineux, traversant les feuilles, tomba dessus ; et elles parurent à Cisy briller comme des vipères d’argent sur une mare de sang.

Le Citoyen fit voir qu’elles étaient de longueur pareille ; il prit la troisième pour lui-même, afin de séparer les combattants, en cas de besoin. M. de Comaing tenait une canne. Il y eut un silence. On se regarda. Toutes les figures avaient quelque chose d’effaré ou de cruel.

Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aida Cisy à faire de même ; sa cravate étant retirée, on aperçut à son cou, une médaille bénite. Cela fit sourire de pitié Regimbart.

Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric encore un moment de réflexion) tâcha d’élever des chicanes. Il réclama le droit de mettre un gant, celui de saisir l’épée de son adversaire avec la main gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne s’y refusa pas. Enfin le baron, s’adressant à Frédéric :

— Tout dépend de vous, monsieur ! Il n’y a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes.

Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen s’indigna.

— Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?… En garde !

Les adversaires étaient l’un devant l’autre, leurs témoins de chaque côté. Il cria le signal :

— Allons !

Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s’écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui.

(…)

Extrait de L’Éducation sentimentale – Gustave Flaubert

7 réflexions sur « Un duel au Bois de Boulogne »

  1. Je ne connais pas le monsieur en question, mais j’ai chez moi 100 ou 200 volumes de la Série Noire… L’influence est indubitable.

  2. En revanche j’ai en soute ( normal le bas de l’Ais ne) deux tomes de polars des années cinquante ( omnibus) et pour moi GO WEST est inspiré par JRoss Mac Donald…la grimace d’ivoire…

  3. Bonne idée… Mais comme actuellement je suis plutôt dans Go West ! du coté de Beverley Hills en 1962, ça ne va pas être facile.

  4. …… merci…
    Si j’étais toi , puisque tu concoctes, je glisserais en douce du Coutheillas, en annonçant Gustave: je suis sûre que tu piègerais certains , tous meme de tes lecteurs fidèles…

  5. Le Maitre n’est pas à court d’inspiration, il respire, il réfléchit, il concocte…

  6. Voici la suite :
    (…) il tomba sur le dos, évanoui.
    Joseph le releva ; et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et il l’attendait, l’œil fixe, la main haute.
    — Arrêtez, arrêtez ! cria une voix qui venait de la route, en même temps que le bruit d’un cheval au galop ; et la capote d’un cabriolet cassait les branches ! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : « Arrêtez, arrêtez ! »
    M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva sa canne.
    — Finissez donc ! le vicomte saigne !
    — Moi ? dit Cisy.
    En effet, il s’était, dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.
    — Mais c’est en tombant, ajouta le Citoyen.
    Le baron feignit de ne pas entendre.
    Arnoux avait sauté du cabriolet.
    — J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !
    Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.
    — Je sais le motif : vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je ne l’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant !
    Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. Le baron se tourna vers Joseph.
    — Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête de famille. C’est fini, n’est-ce pas, messieurs ?
    – Vicomte, mettez votre bras en « écharpe ; tenez, voilà mon foulard.
    Puis, avec un geste impérieux :
    — Allons ! pas de rancune ! Cela se doit !
    Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le vicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent d’un côté, et Frédéric s’en alla de l’autre avec ses amis. 

  7. Le MAÎTRE de la prose et du dialogue: essayez donc une description entremêlée de dialogues qui ne soit pas artificielle , besogneuse sur le choix des métaphores: ici on croirait que quelqu’un a dit moteur! On tourne…
    Comme le Maître ( le notre) est à court d’inspiration , pourrait il nous publier la suite?
    Snobe comme pas deux pourtant , je n’ai pas fait suivre mes pléiades dans le Bas de l’Aisne…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *