Archives de catégorie : Récit

Au jardin des analogies

par Lorenzo dell’Acqua

Au Jardin des Analogies

         Je me demande si ce n’était pas pour me réchauffer que j’étais entré la première fois au Louvre où m’émerveillèrent les antiquités égyptiennes et les taureaux ailés de Khorsabad, les émaux de Limoges dans une salle immense et déserte, la Grande Galerie, quintessence de la peinture italienne ainsi que les sculptures médiévales avec l’émouvante Marie-Madeleine d’Erhart. Ma curiosité me fit ensuite découvrir les Impressionnistes à Orsay et la Peinture Moderne à Beaubourg. Dès lors conquis, j’enchaînai avec l’Orangerie, Marmottan, Jacquemart-André, le MAM, le Petit Palais et je pris toutes les cartes d’abonnement possibles pour échapper aux files d’attente

         Mon aventure photographique ne commence que plus tard, en 2016, quand je cessai mon activité (professionnelle) ce qui m’incita peut-être inconsciemment à m’en créer une nouvelle. Au début, c’était la beauté des rencontres entre les œuvres et les visiteurs que je voulais prendre en photo. Et puis, un peu par hasard, m’apparurent d’étonnantes correspondances entre eux. Les femmes eurent très tôt ma préférence car, même photographiées de dos, elles étaient toujours belles alors que les hommes Continuer la lecture de Au jardin des analogies

Go West ! (84)

(…) Alors, Sinquah est retournée au bar qui l’avait employée et le patron lui a redonné son travail et son placard. Elle a repris le service en salle, la vaisselle, le ménage pendant que moi, j’aidais comme je pouvais, je courais entre les tables, je jouais dans l’arrière-cour.  Nous sommes restés là presque un an et puis un matin, ma mère m’a dit d’aller chercher ma poupée et de monter dans le pick-up du patron. Il allait nous reconduire à la réserve, à Shungopavi. Nous allions y vivre heureux pour toujours au milieu du peuple Hopi… »

Quand nous sommes arrivés là-bas, j’ai bien vu que nous n’étions pas accueillies comme ma mère me l’avait dit. Aucun homme ne voulut d’elle comme épouse. Elle dû faire des petits travaux pour ceux qui voulaient bien lui en donner et elle avait du mal à nous nourrir toutes les deux avec ce qu’on lui donnait en échange. Personne ne lui parlait jamais sauf pour lui lancer des ordres ou des insultes. Elle pleurait tous les soirs et je pleurais avec elle. Un matin, à mon réveil, elle n’était plus là, et je ne l’ai jamais revue. Plus tard, on m’a raconté qu’elle était partie seule marcher dans le désert et qu’elle s’était fait mordre par un serpent. C’est un enfant qui l’avait retrouvée morte dans le désert. C’est à ce moment que j’ai été adoptée par une famille du village. Mais ça, je te l’ai déjà raconté. »

Mansi s’est tue un moment. Assise sur le lit, Continuer la lecture de Go West ! (84)

Go West ! (83)

(…) Telle est la légende de Sikyangpu et de la fleur nommée Mansi. »
Je dis à Mansi que son histoire était très belle et qu’il faudrait qu’un jour elle me montre une de ces fleurs.
— On n’en trouve plus par ici. Elles ont complètement disparu depuis la grande sécheresse.
Je venais de me rendre compte qu’à mon tour j’avais dit « un jour » et que j’étais en train d’inscrire notre histoire dans la durée. Était-ce vraiment ce que je voulais ? Il faudrait que je fasse plus attention, très attention.
Après un moment de silence, Mansi finit d’un trait son verre de vin et puis, comme si c’était la conclusion d’une longue réflexion, elle reprit son ton neutre habituel pour constater :
— La seule qui reste, c’est moi. Je suis probablement la dernière Mansi sur terre.
— Oui, mais toi, au moins, tu ne risques pas de mourir de soif !

Je réalisai tout de suite que ma remarque était idiote et je la regrettai aussitôt. Pauvre répartie qui se voulait spirituelle, remarque totalement inadaptée à l’instant spécial que nous venions de vivre, elle était le produit d’un automatisme qui nous habitait tous, je veux dire mes amis et moi, étudiants arrogants et, en apparence, sûrs d’eux-mêmes, et qui nous poussait à vouloir être drôles à tout prix et à tout instant. C’était la règle parmi nous. Il fallait être spirituel, ironique, mordant, quitte à faire mal et, si possible, il fallait avoir le dernier mot.

Mais Mansi ne rit pas Continuer la lecture de Go West ! (83)

Première rencontre (3/3)

(…)J’avais récupéré mon chien et les veaux étaient saufs, fugitifs, mais saufs. C’était déjà ça… Pourtant une tâche délicate restait à accomplir : affronter le propriétaire des bestiaux.

3ème partie – Première rencontre

Perturbé, je rentre à grand pas vers la maison en tournant dans ma tête le discours que je devrai bientôt tenir à l’heureux propriétaire des veaux pour lui annoncer que trois de ses bêtes étaient en train de piétiner son blé à moins qu’elles ne soient déjà sur la route de Montmirail. « Eh bien, cher monsieur, voyez-vous, je me promenais avec mon chien du côté de … ». Quel peut bien être le nom de cette fichue pâture ? À la campagne, tout le monde sait ça, le moindre pré, le plus petit bois possède un nom : le champ de la Bouchure, le bois aux Cottards, le pré du Verdurin… est-ce que je sais moi ?  Bon, mais de toute façon, il faut d’abord savoir qui c’est, ce propriétaire et pour ça, je compte bien sur mon voisin de hameau. Coup de chance, quand j’arrive tout énervé devant chez moi, il est en train de monter dans sa voiture. Je me précipite vers lui. Continuer la lecture de Première rencontre (3/3)

Première rencontre (2/3)

(…) Tout le monde était figé : moi qui fixais le chien, le chien qui fixait les veaux, et les veaux qui fixaient le chien (sauf 2355 qui regardait en l’air). Nous étions presque dans une situation de gunfight mexicain, et j’avais dans les oreilles l’angoissante musique de Sergio Leone qui accompagne en général de genre de suspens.

« Oh, et puis, crotte ! J’y vais, décida Ena »

2ème partie – Taïaut ! Taïaut !

D’un seul coup, Ena qui n’y tenait plus lâcha la bride à son instinct immémorial. Adoptant la position surbaissée, elle fonça vers le groupe en aboyant. Quand des veaux fuient devant un ennemi inférieur en nombre mais supérieur en agressivité, on ne sait pas si c’est le résultat d’une tactique délibérée ou d’un individualisme dont ils ne font preuve que dans de rares occasions, toujours est-il qu’ils partent dans toutes les directions.

« Mon Dieu, faites que ce monstre suive 3549 et pas moi, espérait 007 en prenant un large virage sur la gauche » « Il y a pourtant un arrêté qui impose la tenue des chiens en laisse sur le territoire de la commune ! protestait 2001 que ses amis, on ne sait pourquoi avait surnommé Odyssée de l’espèce. » « Je suis meilleur à la course que 2355 ! Je vais m’en sortir, pensait 2354 en fonçant tête baissée vers le Sud tandis que 2355 et 3549 décidaient finalement de faire la même chose »

Pendant que le début de ce drame se déroulait, je criais sans cesse ni véritable espoir : « Ena ! Ici, tout de suite ! Veux-tu venir ici ! Tout de suite ! Ena ! Derrière, derrière !» mais rien n’y faisait. Continuer la lecture de Première rencontre (2/3)

Première rencontre (1/3)

Première diffusion au temps du COVID (29/04/2020)

1ère partie – Promenade avec mon chien

C’était un Dimanche, certainement. Probablement le matin. Ça devait être début Juin. Dans les champs, les blés étaient hauts et, dans les prés, les veaux avaient grandi. François Mitterrand achevait son premier septennat dans le confort de la cohabitation, la négation de son cancer et la dissimulation de sa fille naturelle, et je conduisais une Audi 100 break.

À cette époque, j’avais aussi une chienne, Ena, labrador jaune. Elle va jouer un rôle majeur dans la découverte du monde agricole que j’étais sur le point de faire. Plus tard, nos longues balades à deux  sur les chemins de Champ de Faye et sur les plages du Cap-Ferret finiront par l’assagir, mais ce jour-là son tempérament était encore vif et ses réactions à l’environnement imprévisibles.

« IL est marrant lui, songeait Ena. A l’époque, j’étais jeune, en pleine possession de mes moyens physique. Pensez un peu ! Trente kilos, pratiquement que du muscle et du poil. Mais à force, toutes ces balades dans l’herbe mouillée et ces baignades dans l’océan au petit matin ont fini par me coller des rhumatismes. Assagie, qu’IL dit ! Pas le moins du monde ! Arthritique, c’est tout ! » Continuer la lecture de Première rencontre (1/3)

Go West ! (82)

(…) Alors, je m’étais mis à quatre pattes et m’étais approché de mon père par le côté opposé au chien. J’avais hésité un instant, et puis je m’étais allongé sur lui, mon ventre contre son ventre, mon nez dans sa chemise blanche qui sentait le savon. Ni mon père ni Vercors n’avaient bougé, mais j’avais entendu le chien pousser un nouveau soupir d’aise. Quelques secondes plus tard, relevant la tête, j’avais vu mon père qui, tout en prenant soin de ne rien bouger d’autre que son bras, pinçait son cigare entre deux doigts et, d’une pichenette, l’envoyait à travers la fenêtre rejoindre le boulevard cinq étages plus bas. Après, j’avais dû m’endormir.

Bien sûr, Mansi voulut en savoir davantage. Alors je lui ai raconté le collège Sévigné, qui était mixte jusqu’à la huitième, l’école Massillon, religieuse, pas mixte du tout, et puis le Lycée Saint-Louis où j’allais retourner à l’automne. Je lui ai parlé des dimanches de chasse où j’accompagnais mon père, d’abord avec un bâton, puis avec un fusil. Et puis, forcément, je me suis mis à lui parler de mon centre du monde à moi, de mon port d’attache, du jardin du Luxembourg où j’étais venu enfant, puis étudiant, vers lequel, mais je ne le savais pas encore, je reviendrai toujours, à toutes les époques de ma vie, jusqu’à devenir l’un de ces Vieux Messieurs du Luxembourg que chantaient, mélancoliques, les Frères Jacques. Je lui ai raconté aussi le Quartier Latin, La Sorbonne, vieille de sept-cents ans, la Tour Eiffel, dix fois plus jeune, Saint Germain des Prés, Sartre, Montparnasse, La Coupole, Picasso, Hemingway…
Silencieuse, les yeux au plafond, Mansi m’écoutait sans m’interrompre mais je crois que c’était la chanson de mon accent français qu’elle Continuer la lecture de Go West ! (82)

Go West ! (81)

(…)
— Ton sac est dans le placard d’à côté, avec ton passeport. Nous sommes bons, maintenant ?
« Nous sommes bons », c’est la traduction littérale de « We are good ». Au cours de mon voyage, il m’a fallu du temps pour comprendre que cette expression signifie que tout va bien entre deux personnes, qu’il n’y a plus de désaccord.
Le visage dans ses cheveux, j’ai répondu :
— Oui, Mansi. Nous sommes bons…
Effectivement, nous étions bons. Alors, j’ai senti se détendre son corps et monter mon désir.

Le reste de la journée, nous l’avons passé comme un couple, un couple récent, mais établi, tranquille, assis côte à côte sur le divan, à regarder la télévision, à plaisanter sur les programmes en cours, à boire du café, à grignoter des bricoles, à discuter, à se raconter des choses que l’autre ne connait pas encore…C’était la grande réconciliation. Je donnais des détails rigolos sur mon voyage — l’épopée de Tavia courant nue dans le canyon d’Oak Creek lui plut beaucoup —, elle tentait de m’expliquer les règles du football ; je lui disais comment la guerre d’Algérie avait coupé la France en deux, elle me racontait les conflits continuels entre sa tribu d’origine et les Navajos depuis cent ans que leur réserve encerclait totalement celle des Hopis. J’essayais de lui expliquer que La Règle du Jeu était le plus grand film au monde, elle me répondait que je changerai d’avis quand j’aurai vu West Side Story. Parfois, nous nous touchions, mais à peine, tendrement. Nous avions des silences, sans gêne.
Et puis la nuit est arrivée et avec elle, la faim. On a fait frire quelques œufs, Continuer la lecture de Go West ! (81)

ETUDE DES COMPORTEMENTS DANS LES MUSÉES

par Lorenzo dell’Acqua

Mon cheminement dans les musées est aussi incohérent que celui de l’Homme des foules d’Edgar Poe. La seule logique qui me guide est de faire une photo originale comportant une analogie entre le visiteur et la Peinture qu’il regarde. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette éventualité est fréquente mais personne ne s’en aperçoit et c’est logique : à part moi, tous les autres visiteurs viennent voir les peintures et non les visiteurs.

Aller au musée me permet de joindre l’utile à l’agréable. Lors d’une visite d’une heure et demie au Louvre, je parcours environ quatre kilomètres à pied. Je vais donc au musée comme d’autres vont à la gym. J’ai aussi la chance d’être le seul à savoir que dans les musées, il fait chaud en hiver et frais en été, il ne pleut jamais, les femmes sont pleines de charme, tous les visiteurs sont polis et contents d’être là. En 2024, j’y suis allé 125 fois, soit un jour sur trois et même un jour sur deux si l’on exclut les trois mois de l’année que je ne passe pas à Paris. La raison de cette fréquentation plus qu’assidue est l’espoir de faire un livre avec mes photos.

A force de les suivre et de les dévisager de dos, Continuer la lecture de ETUDE DES COMPORTEMENTS DANS LES MUSÉES

Go West ! (80)

(…)Rafraichi et reposé, vêtu de vêtements propres, rassasié de café, j’ai allumé une cigarette et j’ai entrepris d’inspecter la maison de Mansi. J’ai commencé par le placard où elle avait rangé mon sac. Il était toujours là, sous mon éternelle veste en daim, pendue à un cintre. Dans le sac, j’ai retrouvé toutes mes affaires, mes vêtements, mon revolver, mes cartouches, le dictaphone et même mon passeport. Rassuré sur ce point, j’ai poursuivi mon exploration.

Dans le placard d’à côté, les vêtements d’homme qui m’avaient perturbé la veille étaient toujours là. Quelques sobres chemises, bleu ciel ou blanches, deux T-shirts kaki, une tenue militaire de couleur beige, complète, pantalon, veste et calot, plus un treillis et un blouson de combat en toile camouflée, le tout impeccablement propre, sur cintres en fil de fer et sous housses en papier léger à la marque d’une blanchisserie de Barstow. Je remarquai quelques vêtements civils, un blouson léger rutilant en rayonne rouge marqué aux armes argentées d’une équipe de bowling de Junction City, et une veste en daim à frange comme on en trouve dans les boutiques d’artisanat indien en Arizona. Debout côte à côte dans un coin du placard, il y avait aussi deux de ces gros sacs cylindriques militaires en épaisse toile kaki et, sur un des deux sacs, un képi à galon doré et, à côté, un étui pour deux boules de bowling et une petite malle métallique noire fermée par Continuer la lecture de Go West ! (80)