Go West ! (94)

(…) Julius rentrait chez lui chargé de cadeaux pour toute la famille mais, comme il me l’apprît quelque part entre Las Vegas et Denver, le cadeau le plus extraordinaire qu’il rapportait était pour lui : c’était sa voiture, la Cadillac Fleetwood Sixty Special, année 55, couleur rose, exactement le même modèle et la même couleur que la voiture d’Elvis Presley.

Si, comme le monde entier, je connaissais Elvis Presley, à cette époque, je n’en étais pas vraiment fan. Je me rangeais plutôt parmi les adeptes de Duke Ellington, d’Oscar Peterson et d’une récente révélation, Dave Brubeck. Que deux microsillons de Ray Charles figure dans ma discothèque me paraissait une concession suffisante à la musique populaire. Alors Elvis…
Je ne savais pas grand-chose de sa musique et pas davantage de sa vie privée. Mais je savais qu’effectivement, un jour, Elvis avait acheté une Cadillac rose. Cet événement avait déclenché les commentaires ironiques des journaux français qui y avait trouvé la confirmation du mauvais goût bien connu des Américains.

Julius avait acheté la voiture à un marin de la base de San Diego, un fils de famille, qui lui-même l’avait gagnée au poker à un vague scénariste hollywoodien. Le marin achevait un engagement d’un an dans la Marine que son conseil de famille lui avait imposé « afin qu’il retrouve le sens des vraies valeurs américaines », et il se voyait mal franchir les grilles de la mansion familiale à Newport, Rhode Island, au volant d’une voiture qui aurait pu être celle de Mae West. L’argent n’intéressant pas le jeune homme, il avait vendu la Cadillac à Julius pour la somme inespérée de 1000 dollars, ce qui ne correspondait même pas au prix d’une VW Coccinelle neuve. Il s’en moquait bien de la couleur, Julius ! Il se sentait capable de l’assumer. Vraiment une belle affaire !

Je suis tout à fait conscient du fait que la couleur de la Cadillac vous fera dire : « Cette fois-ci, c’en est trop ! Jusqu’ici, nous, lecteurs de bonne volonté, avons accepté les quelques bizarreries, vantardises et invraisemblances que comporte ce prétendu récit. Considérant qu’il s’agissait plutôt d’une auto-fiction, écrite de surcroît plus de soixante ans après les faits, nous pouvions admettre une certaine part de fantaisie et même de fantasme dans leur relation. Mais nous ne sommes pas nés de la dernière pluie et, cette fois-ci, c’en est trop ! Une Cadillac rose ! Ben voyons ! Pourquoi pas un sous-marin jaune, pendant qu’on y est ? » Et pourtant, je vous le dis, la Cadillac, la couleur, tout ça, c’est vrai. D’ailleurs, inventer un tel cliché serait faire preuve de mauvais goût. Mais si vous pensez vraiment que je vous ai menti, considérez que j’aurais pu tout aussi bien ajouter que la voiture était effectivement celle d’Elvis et que c’était à la star du rock’n roll que le jeune marin de Boston l’avait achetée. Julius avait bien caressé cette éventualité, mais il ne la prenait pas vraiment au sérieux, son vendeur étant un hâbleur réputé sur la base navale. Alors, j’ai préféré ne pas en faire état. Et j’ai bien fait, parce que, toutes vérifications faites, la Cadillac rose d’Elvis n’a quitté la famille Presley que le jour où elle en a fait don au Nashville Country Music Hall of Fame. Elle y est encore.

Je me rends compte que de ce voyage avec Julius, je n’ai gardé que peu de souvenirs précis. Que m’est-il resté de ces milliers de miles parcourus, de cette douzaine d’états traversés ?

Quelques images, peut-être… Images de déserts, gris dans la lumière des phares, roses dans celle de l’aurore ; d’ennuyeuses plaines, mollement onduleuses et couvertes d’herbes basses jaunies sous le soleil, ou désespérément plates et quadrillées de forêts de maïs ; des stations-services bigarrées, désertes, comme abandonnées, ou affairées comme des ruches ; des motels, des bars, des restaurants de bord de route disparaissant dans le rétroviseur ; d’immenses supermarchés glacés et de gigantesques parkings au bitume tremblant de fièvre ; un contrôle policé de la Highway Patrol ; des bourgs endormis aux enseignes inutiles, des banlieues frémissantes aux premières heures du matin, des villes apoplectiques sous la chaleur de midi ; un interminable nuage de hannetons traversé à grand bruit ; des stoppeurs par dizaines, abandonnés à leur sort ; un camion en flamme, la nuit, sur le pont d’Omaha ; la ligne crénelée de l’horizon à l’approche de Chicago ; un réveil cotonneux face au lac Michigan ; une pluie d’orage biblique ; la vague lueur orangée des hauts fourneaux de Pittsburgh ; le verre brisé sur la chaussée de béton, l’huile répandue, le métal tordu d’un accident de la route avec, au milieu, les voitures étincelantes des premiers secours, et tout autour, les témoins immobiles, impuissants et fascinés ; le fracas des camions, les sirènes des ambulances et toujours, tout le temps, partout, le bourdonnement de l’air conditionné.

Des impressions aussi, nouvelles pour moi : le sommeil envahissant qui me faisait dodeliner de la tête au volant, fermer les yeux une seconde, puis qui me poussait à négocier avec moi-même pour encore une seconde, juste une seconde de plus ; le contact appuyé de ma joue sur la banquette arrière qui collait son cuir sur ma peau en y imprimant en creux la boursouflure d’une couture ; l’odeur du bitume chaud qui envahissait la voiture par les fenêtres ouvertes après la pluie ; le fond sonore continu et rassurant du gros moteur que rythmait le passage des roues sur les joints de la chaussée ; le vent chaud des stations-services qui faisait flotter ma chemise ouverte, séchait la sueur sur ma poitrine en y laissant des odeurs d’essence et de friture ; la sourde cacophonie continue de la musique et du bavardage de la radio ; le plaisir interdit d’appuyer brièvement à fond sur l’accélérateur et de sentir aussitôt les huit cylindres en V pousser sur le dossier de mon siège… et cette étrange impression d’éternité : heure après heure, l’horizon ne cessait de reculer, le temps n’existait plus, les paysages étaient indifférents, la raison du voyage oubliée ; nous roulions pour rouler, pour toujours, jusqu’à la prochaine station-service, jusqu’au prochain ravitaillement en Coca-Cola et en sandwiches, jusqu’au prochain parking où nous dormirions une heure ou deux avant de repartir, sans cesse, sans fin.

J’ai toujours aimé conduire. Tout au long de ma vie, j’ai beaucoup roulé, peut-être des millions de kilomètres et je l’ai fait presque toujours avec plaisir. J’ai aimé voyager la nuit, rouler de jour, conduire sous la pluie, sur la neige, dans la chaleur, en paroles ou en musique, seul ou accompagné, pour le travail, pour le plaisir. J’ai épousé les courbes élégantes des routes côtières, joué avec les lacets des montagnes, suivi les longues lignes droites des déserts. J’ai survolé des fleuves, et pénétré des sommets, j’ai traversé des villages et contourné des villes. Je l’ai fait parfois en chantant, en discutant, en réfléchissant, ou sans penser à rien, en silence. J’aime encore le faire. Mais jamais depuis cette traversée américaine, ce parcours si long et si rapide à la fois, jamais je n’ai éprouvé aussi intensément les sensations de la conduite pour la conduite, du voyage pour le voyage. C’est à celui-là, certainement, que je dois ce goût que j’ai encore pour la route.

Quant à Julius, je n’ai retenu de lui que ce que j’en ai dit plus haut : son accent, son rire, quelques bribes de sa vie, son ouverture d’esprit et sa gentillesse. Et soudain je me rappelle qu’alors que nous approchions d’Harrisburg, il m’a dit :
— Aujourd’hui, tu es un étudiant. Tu voyages, tu vois des pays, tu découvres des choses. Plus tard, tu seras un ingénieur. Un jour sans doute, tu seras important ; les gens t’écouteront. Alors quand tu leur raconteras ton voyage en Amérique, sois juste avec mon pays.

A SUIVRE

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