(…) Je ne sais pas ce qui m’a poussé à le faire, peut-être le fait qu’elle ait dit Philippe au lieu de Phil ou de petit homme, peut-être la chaleur du baiser que nous avions partagé un peu plus tôt, mais je l’ai fait. Dans un mouvement très souple et très naturel, comme dans un film, j’ai passé mon bras gauche derrière sa nuque, je me suis penché vers elle et je l’ai embrassée. Tout d’abord, elle est restée sans réaction ; elle se laissait faire. Alors j’y ai mis un peu plus de passion, en même temps que je passai ma main sous sa chemise. C’est à cet instant que j’ai reçu un grand coup de son coude droit dans les côtes.
— Petit con ! Décidément, tu n’as rien compris !
C’est de cette façon lamentable que se terminèrent les trois jours les plus extraordinaires que j’aie jamais vécus : insulté, humilié, planté là sur le bord de la route, je regardais une petite voiture traverser en bondissant le terre-plein central pour rejoindre la chaussée qui retournait vers la ville.
Lorsque ses feux eurent disparu, je demeurai un moment immobile, puis je fis machinalement trois pas dans la direction de Las Vegas avant de me rappeler la zone éclairée du panneau routier, là où le flic nous avait contrôlé, Fran et moi. Secoué par les tornades de poussière que soulevait le passage des camions, ébloui par leurs phares, assourdis par leurs sirènes, je revins en arrière sur quelques mètres avant de m’arrêter, découragé, et de me laisser tomber assis sur mon sac. Je commençai à ruminer : Fran avait raison, je n’avais rien compris ; rien compris à notre baiser, dont la chaleur m’avait fait croire qu’il était un appel à davantage, alors qu’elle n’était qu’un réflexe sensuel ; rien compris aux attentions de Mansi que j’avais prises pour des signes de sollicitude, puis d’amitié et même d’amour, alors qu’en réalité, elle me mettait en condition pour les expériences des autres tout en prenant son plaisir ; rien compris à leur accueil que j’avais pris pour une sympathique tolérance envers un jeune étranger, alors qu’il n’était qu’indifférence envers un cobaye de plus.
J’aimais jouer des rôles ? Eh bien, j’avais été servi : on m’avait attribué celui du pigeon. À moins que ce n’ait été celui du mouton. À tondre ou à sacrifier…
Ceux de mes lecteurs qui me connaissent depuis longtemps, mes amis, ma famille, ne croiront pas probablement pas à ce qu’ils viennent de lire. Ils penseront plutôt que, pour mettre un peu de piquant dans des aventures somme toute banales, j’ai tout inventé, et ce sera compréhensible. En effet, si au cours des années j’ai rarement raté l’occasion de leur raconter, et en détail, un seul épisode de mon fameux été 62, je n’avais jamais jusqu’ici mentionné celui de Barstow devant qui que ce soit. Pourtant, vous l’avez sans doute remarqué, quand je raconte une anecdote personnelle, je ne crains pas de me montrer sous quelque aspect comique ou même ridicule. Mais en l’occurrence, je ne quittais pas Barstow couvert seulement de ridicule. J’étais humilié, amer et déçu. J’étais en colère contre Mansi, contre ses amis, contre moi. Bien sûr, ces sentiments se sont atténués avec le temps, mais pas assez pour que j’inclue mes trois jours barstowiens dans le récit de mes aventures américaines. Ce n’est que très récemment, en cours d’écriture de mon récit, plus précisément lorsque j’en suis arrivé à la panne d’essence devant Barstow, que j’ai décidé de ne rien omettre de cet épisode lamentable. En effet, je réalise aujourd’hui qu’il explique, sans toutefois les excuser complètement, certaines aspérités de mon caractère que ma famille, mes amis et certains de mes lecteurs connaissent et qu’il est inutile de préciser à ceux qui ne les connaissent pas encore.
Maintenant que tout est dit sur les vicissitudes de mon séjour chez Mansi, je peux reprendre sereinement le cours de mon récit. Voici :
Le jour est le 13 aout 1962 et l’heure, 9 heures du soir passées de dix minutes. Le lieu, c’est le bas-côté de l’Interstate 15, à une douze miles de Barstow et cent-quarante-six de Las Vegas.
La situation ? Je suis assis sur mon sac, vouté, tête basse, les yeux fixés sur les chaussures. Je viens de me faire congédier sans ménagement par une femme qui m’a utilisé pendant trois jours jusqu’à ce que son mari, prétendument mort à la guerre, réapparaisse brusquement ; sa meilleure amie, en fait son amante, m’a chassé de sa voiture en me traitant de tous les noms parce que j’ai cru que le baiser qu’elle venait de me donner signifiait quelque chose. Il fait nuit. Je n’ai plus un sou. Je suis probablement recherché, mais je ne sais pas par qui, dans le cadre d’une affaire d’État qui concerne le Président des États Unis et Marylin Monroe. J’avais un havre de paix accessible, Bill, à 350 miles à peine par la route 66, mais la route au bord de laquelle je suis ne conduit pas à Flagstaff. Pour rejoindre la 66, il faudrait que je retourne jusqu’au carrefour, à Barstow. Plus de quatre heures de marche, la nuit, au bord de l’autoroute… pas le courage… reste Patricia… Washington… Quatre mille kilomètres… des jours et des jours… J’en ai marre.
C’est vrai, à cet instant-là, j’en avais assez. Ce voyage dont j’avais rêvé pendant des mois était devenu un cauchemar de solitude, d’angoisse et de désillusions. J’en venais à espérer que j’allais me réveiller dans ma chambre. La fenêtre serait ouverte sur les persiennes fermées. Il ferait beau et frais. A entendre les cloches de l’église sonner à la volée, je saurai qu’on serait dimanche quelques minutes avant onze heures. Une longue journée de paresse s’étendrait devant moi. Tout à l’heure, je prendrai peut-être la 2CV pour aller au cinéma aux Champs-Élysées ou alors j’irai chez René-Jean, à la campagne. Je pourrais appeler Monica. Elle est sympa, Monica. Elle est toujours partante pour aller au cinéma ou à la campagne… J’espérais, j’espérais, mais je n’y croyais pas ; je n’allais pas téléphoner à Monica, je n’allais pas me réveiller de ce cauchemar. Alors j’en avais marre.
Je ne pouvais pas savoir qu’à la même heure, quatre jours exactement plus tard, je serai à Bethesda, dans les bras de Patricia, dans sa maison, dans son lit.
A cet instant, je pense à ceux qui, un jour, ont pratiqué l’auto-stop, ceux qui se sont desséchés au Mistral de juillet entre Montélimar et Valence, qui ont tremblé de froid sous une pluie battante entre Mayenne et Condé-sur-Sarthe, qui se sont demandés s’ils sortiraient jamais du guêpier de la Porte d’Orléans. Ceux-là savent qu’un ride de plus de quatre mille kilomètres en quatre jours, c’est une sacrée performance ; que seulement deux voitures aient été nécessaires à cet exploit, c’est un coup de chance phénoménal ; que l’une de ces voitures soit une Cadillac et l’autre une Lincoln Continental, que la première soit conduite par un sergent noir et la seconde par un chauffeur blanc, et que la Lincoln soit noire et la Cadillac rose, que tout cela ne peut être que du domaine du délire onirique, donc de l’impossible.
Mais nous sommes en Amérique, et là-bas, il arrive que le rêve américain devienne réalité.
A SUIVRE