Go West ! (95)

(…) Quant à Julius, je n’ai retenu de lui que ce que j’en ai dit plus haut : son accent, son rire, quelques bribes de sa vie, son ouverture d’esprit et sa gentillesse. Et soudain je me rappelle qu’alors que nous approchions d’Harrisburg, il m’a dit :
— Aujourd’hui, tu es un étudiant. Tu voyages, tu vois des pays, tu découvres des choses. Plus tard, tu seras un ingénieur. Un jour sans doute, tu seras important ; les gens t’écouteront. Alors quand tu leur raconteras ton voyage en Amérique, sois juste avec mon pays.

Nous sommes arrivés Harrisburg le vendredi 17 août en début d’après-midi. Une heure avant, nous nous étions arrêtés une dernière fois pour faire le plein d’essence dans une station-service. Julius avait consulté la carte routière offerte par Esso pour repérer la route qui pourrait me mener jusqu’à Washington, puis, il avait ouvert le coffre de la voiture et en avait extrait un rectangle de carton blanc. C’était le couvercle de la boite dans laquelle il avait rangé quelques livres et des dossiers. A l’aide d’un gros crayon bleu puisé au fond du carton, il avait tracé les contours de deux grandes lettres capitales qu’il avait ensuite remplis au moyen d’un gros crayon bleu. Le rectangle blanc disait maintenant « D.C. » Il me l’avait tendu en disant :
— Tiens ! Ça suffira. Les gens comprendront où tu vas.
Nous sommes repartis pour nous arrêter plus loin dans la dernière station-service avant l’embranchement pour Washington. Nous avons pris ensemble un dernier Coca et un dernier sandwich et puis je suis allé me placer à la sortie de la station et j’ai commencé à exhiber mon morceau de carton aux voitures qui reprenaient la route. Julius est resté là, dans sa voiture, plus d’une demi-heure à m’observer de derrière son pare-brise. De temps en temps, il me faisait petit signe d’encouragement. Et puis, une longue voiture noire aux vitres fumées est passée devant moi. Avec envie, je l’ai suivie des yeux. C’était une Lincoln Continental, la voiture des Présidents. Elle était immatriculée dans le Massachussetts, the spirit of America. Et puis la voiture s’est arrêtée. Elle a fait une lente marche arrière pour revenir à ma hauteur. La vitre arrière droite est descendue et le visage d’une femme y est apparu, interrogateur :
— Allez-vous réellement à Washington D.C., jeune homme ?
— Euh… Oui, Madame.
— Excellent ! Nous y allons aussi. Voudriez-vous faire le voyage avec nous ?
— Euh, ben… Oui, Madame.
— Excellent !
Puis s’adressant à l’homme qui était au volant, elle a demandé :
— Robert, voulez-vous s’il vous plait prendre le bagage de notre ami sur le siège à coté de vous ?
Et, se tournant à nouveau vers moi :
— Notre coffre est plein. C’est stupide, cette voiture est immense et elle a un coffre ridiculement petit. On ne pourrait pas y ajouter une raquette de tennis. Je suis Elizabeth Sherman-Vance, et voici Alice, ma petite fille. Et vous êtes… ?
Je m’étais penché vers elle et, à travers la fenêtre ouverte, le froid de l’air conditionné et le discret parfum de la dame m’avaient rafraichi. Souriante, légèrement inclinée vers l’avant pour pouvoir me parler à la portière, la femme babillait. Je me dis qu’elle devait avoir une petite soixantaine d’années. Elle portait des lunettes de soleil et un tailleur bleu ciel qu’aussitôt je trouvai très chic. À l’autre extrémité de la large banquette, assise, raide, sur le cuir couleur crème, Alice se serrait contre la portière. Visage fermé, longs cheveux châtain rassemblés en queue de cheval par un bandeau rose, elle portait une robe noire à fleurs roses. On aurait dit un tablier de cuisine. La robe, trop courte, trop légère, trop décolletée, laissait voir trop de peau trop blême et deviner trop de formes anguleuses d’un corps ingrat d’adolescente. Elle regardait droit devant elle et ne me jeta qu’un rapide coup d’œil agacé avant de refixer son regard sur la nuque de Robert, le chauffeur.
Madame Sherman-Vance m’avait aimablement posé une question et, le visage tourné vers moi, souriante, elle attendait poliment ma réponse. L’autorité naturelle qui émanait de la femme à la Lincoln m’empêcha-t-elle de lui mentir ? Ma longue cohabitation avec Julius m’avait-elle réconcilié avec ma véritable identité ? Ou bien le temps avait-il fait que je commençais à oublier Marylin et son dictaphone ? A vrai dire, je ne sais pas.
— Mon nom est Philippe, ai-je répondu sans avoir eu à réfléchir, répétant aussitôt mon prénom et le faisant suivre par réflexe de mon nom de famille.
— Eh bien, Philippe, voulez-vous monter derrière avec nous ?

La fraicheur règne à l’intérieur de la Lincoln, mais à travers ma chemise, je sens encore la tiédeur que le corps d’Alice a laissée à la place qu’il occupait et qu’elle m’a cédée de mauvaise grâce en se glissant vers sa grand-mère. La voiture redémarre et par la lunette arrière, je jette un dernier regard vers Julius qui remonte dans sa Cadillac rose. Je lui fais un petit geste d’adieu qu’il ne voit pas à cause des vitres teintées. Je me retourne et tout de suite Elizabeth Sherman-Vance lance la conversation :
— Vous êtes bien installé ?
— Oui, Madame, très bien.
— Excellent ! À propos, appelez-moi Bette, voulez-vous ? Tous mes amis le font. Alors… Bette… D’accord ?
— Euh… Oui… d’accord…
— Dites-moi, Philippe, vous êtes français, n’est-ce pas ?
— Euh… Oui.
— Et de quelle partie de la France êtes -vous ?
— De Paris…
Je ne dois plus dire « Madame » et je n’arrive pas à dire « De Paris, Bette ». Alors, pour que ma réponse ne paraisse pas trop sèche, je souris et je répète :
—De Paris. Je suis né à Paris et j’habite Paris. Mes parents aussi. Je suis un vrai Parisien !
Plutôt mal à l’aise, je sens que, sans le vouloir, j’ai mis une note de fierté un peu ridicule dans le ton de ma proclamation. Madame Sherman-Vance a dû le sentir aussi, car c’est avec une légère ironie qu’elle remarque à mi-voix, comme si elle se parlait à elle-même :
— Et apparemment satisfait de l’être…
Je m’enfonce un peu plus en disant :
— Vous savez, Madame, c’est rare, les vrais Parisiens.
— Et plus spécialement au beau milieu de la Pennsylvanie ! dit-elle en riant.
Puis, revenant à un ton plus clair et parfaitement mondain :
—  Bette, je vous prie ! Je vous ai demandé de m’appeler Bette ! Chaque fois que vous me dites « Madame », je prends cinq années de plus… et je n’ai vraiment pas besoin de ça !
— Je suis désolé. J’ai du mal à…
­— Enfin ! Je ne suis pas si vieille que vous ne puissiez m’appeler par mon petit nom ! N’est-ce pas, Philippe ?
— Certainement… Bette.
— Excellent ! Ainsi, vous êtes parisien… Vous savez que je connais très bien Paris ! J’y ai passé un peu plus d’un an. J’avais vingt ans ; c’était dans les années…

Entre Harrisburg et Washington, j’ai dû passer un peu plus de trois heures dans la voiture de Bette Sherman-Vance, et pendant ces trois heures, elle n’a pas cessé de mener la conversation. Dans son cas, mener est bien le terme qui convient car Bette était de cette sorte de gens pour qui faire la conversation consiste essentiellement à parler de soi ou, quand l’interlocuteur est enfin parvenu à prendre la parole, à guetter le mot, la virgule, la respiration qui lui permettra de la reprendre pour revenir à son sujet favori. Comme chacun a pu l’éprouver un jour, cette espèce très répandue présente souvent l’inconvénient supplémentaire d’être ennuyeuse, avec une tendance à se perdre dans les détails sans intérêt, les incises hors sujet et les digressions interminables. Heureusement, ce n’était pas le cas de Bette. Pour autant qu’elle m’ait dit la vérité, sa vie avait été peu banale, souvent drôle, dramatique en quelques occasions, toujours brillante. Elle pratiquait avec aisance l’humour et l’autodérision pour raconter les périodes les plus heureuses de sa vie et passait à l’understatement britannique quand elle abordait une période moins rose.

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