(…)Ceux-là savent qu’un ride de plus de quatre mille kilomètres en quatre jours, c’est une sacrée performance ; que seulement deux voitures aient été nécessaires à cet exploit, c’est un coup de chance phénoménal ; que l’une de ces voitures soit une Cadillac et l’autre une Lincoln Continental, que la première soit conduite par un sergent noir et la seconde par un chauffeur blanc, et que la Lincoln soit noire et la Cadillac rose, que tout cela ne peut être que du domaine du délire onirique, donc de l’impossible.
Mais nous sommes en Amérique, et là-bas, il arrive que le rêve américain devienne réalité.
Quand elle s’est approchée de moi, j’ai bien reconnu sur la calandre le V largement évasé de Cadillac surmonté de son blason, mais ce n’est que le lendemain matin, à la lumière du jour, que j’ai remarqué sa couleur. Pour le moment, tout ce que je voyais, c’était une grosse voiture arrêtée à ma hauteur avec, à l’intérieur, un homme noir qui se penchait vers moi et qui me demandait où j’allais.
— Washington ! Washington D.C. ! lui ai-je répondu, désabusé, presque agressif, comme si je considérais que cette destination était inaccessible et que de toute façon ce n’est certainement pas lui qui pourrait m’y emmener.
— Cool ! m’a répondu le bonhomme. Tu as un permis de conduire ?
L’espoir renaissait car, quand un type vous demande si vous avez un permis de conduire, ce n’est pas pour vous lâcher au bout de dix miles. Je lui ai dit que oui, oui, j’avais un permis de conduire ! Est-ce qu’il voulait le voir ?
— Cool ! a-t-il répété.
Ensuite, par-dessus le fracas de la circulation, il m’expliqué qu’il rentrait chez lui à New York City, qu’il voulait y être le plus tôt possible et qu’il avait besoin de quelqu’un pour partager la conduite. Bien sûr, sa route ne passait pas par Washington, mais quand on serait dans l’Est, il pourrait toujours me laisser sur une route qui y mènerait. On devrait pouvoir être là-bas en quatre ou cinq jours. Est-ce que c’était O.K. pour moi ? Et comment, que c’était O.K. !
— Cool ! Monte !
C’est ainsi que je rencontrai Julius Crane. J’allais passer avec lui quatre nuits et quatre jours dans un espace confiné d’à peine quatre mètres carrés, l’habitacle d’une Cadillac Fleetwood Sixty Special, année 1955, de couleur rose.
Julius Crane était noir. Il avait quarante ans ; il devait bien mesurer six pieds trois pouces et peser plus de deux cents livres. Il avait la silhouette, la démarche et la voix d’un géant débonnaire, ce que je crois qu’il était réellement. Julius parlait beaucoup, de sa famille, de New York, de la Marine, de la musique, de tout, de rien, de l’Amérique. Son discours était toujours calme et posé et son débit était assez lent, mais souvent, son accent afro-américain new-yorkais m’empêchait de comprendre ce qu’il disait. Alors, quand j’étais fatigué de lui demander de répéter, je faisais semblant de comprendre, de temps en temps je relançais son discours d’une onomatopée approbatrice ou interrogative et quand cela devenait indispensable, je répondais à ses questions par des phrases courtes, souvent inachevées, de manière que leur sens demeure vague et qu’il y trouve ce qu’il voudrait. Je ne suis pas certain d’avoir pu de cette manière lui donner le change, et il est probable qu’à plusieurs reprises Julius m’ait pris pour un imbécile, à moins qu’il n’ait mis mon étrangeté sur le compte de ma qualité d’étranger. Quoiqu’il en soit, mes subterfuges ne semblaient pas le décourager car, chaque fois que nous étions éveillés en même temps, l’un au volant et l’autre à la navigation, il maintenait vivante la conversation.
Julius riait souvent. Son rire, vaste et joyeux, se terminait immanquablement dans une longue quinte de toux accompagnée d’une dispersion de cendres sur ses genoux car il fumait beaucoup. Je n’étais pas toujours certain de ce qui l’avait provoqué : était-ce une plaisanterie qu’il venait de faire et que je n’avais pas comprise ou l’incongruité de ma réponse à la dernière de ses questions ?
Julius n’avait d’autre culture que celle que lui avaient donnée les cours du soir de l’US Navy. Elle se limitait aux grandes lignes conventionnelles de l’histoire des États-Unis. Christophe Colomb, George Washington, Abraham Lincoln, Gettysburg, Pearl Harbour… Parler littérature ou cinéma américains n’éveillait pas d’intérêt chez lui et conduisait inévitablement à une conversation à sens unique. Par contre, quand j’arrivais à le comprendre, ce qu’il disait sur ses sujets préférés était rempli de nuance, de générosité et d’humanisme.
C’est plutôt rarement qu’il racontait des souvenirs personnels. Il préférait aborder des questions générales sur l’Amérique, le monde, les âges de la vie, la religion, la richesse, les femmes, le bonheur… À haute voix, il s’interrogeait sans détour, avec franchise et simplicité et, souvent, il me demandait mes propres réponses. Je sentais bien qu’il aurait aimé approfondir notre conversation, recueillir l’avis d’un jeune étranger sur les USA, sur le rôle que son pays joué dans la seconde guerre mondiale, particulièrement dans la libération de la France, sur la bombe d’Hiroshima, sur les Allemands et sur les relations que les Français, et plus particulièrement les jeunes, pouvaient avoir avec eux. Il parlait aussi volontiers de la ségrégation qui régnait encore à plein dans les états du Sud, des efforts de la nouvelle Administration pour y mettre fin… Du mieux que je pouvais, je tentais de répondre à ses questions, tandis que du mieux qu’il pouvait il tentait de les reformuler. Pourtant, malgré nos efforts réciproques, nos conversations embarrassées nous laissaient à tous les deux un sentiment d’insatisfaction et de regret.
Julius était né dans l’État de New York, à quelques miles au nord d’Albany. Son père travaillait dans une ferme laitière et l’enfant noir y avait mené une existence heureuse et campagnarde. Quand il avait eu douze ans, attirés par un emploi dans un supermarché, ses parents étaient venus s’installer à Brooklyn. Mais les choses ne s’étaient pas passées comme ils l’espéraient et Julius avait connu bientôt le monde des gangs, ces bandes d’adolescents perpétuellement déchirés entre basketball, défense du territoire et délinquance. Arrêté plusieurs fois pour des faits sans réelle gravité, Julius avait échappé à un destin criminel tout tracé en s’engageant dans la Marine au printemps 1938. Après quelques mois d’école à la base de Norfolk, il avait navigué deux ans comme marin de seconde classe sur le destroyer Anderson. Peu après Pearl Harbor, en février 42, il avait embarqué sur l’USS Cannon, un autre destroyer qui avait fait toute la guerre en Atlantique Nord, affecté à la protection des convois vers l’Angleterre et à la lutte anti-sous-marine. Démobilisé en janvier 1946, il avait aussitôt signé un nouvel engagement pour intégrer l’école de transmission de la Navy à New London. Il en était sorti sous-officier de seconde classe, spécialiste radar-sonar. Marié en 1949, il avait acheté une petite maison dans le Queens où sa femme, Billie, avait donné naissance à trois enfants : Raymond, 12 ans, Louis, 10 ans et Etta, 6 ans. Affecté sur diverses unités en Atlantique Nord pendant une dizaine d’années, Julius avait fini par accepter une mission de deux ans comme formateur transmission/radars sur le Centre d’Entrainement de la Marine de San Diego, Californie. Quand je le rencontrai, il venait de démissionner de la Navy pour prendre un poste de contrôleur aérien sur l’aéroport d’Idlewild. Ce jour-là, c’était le premier jour de son retour vers New York où il allait enfin retrouver sa femme et ses enfants. Il ne les avait pas vus depuis sa permission de Noël, l’année dernière.
Julius rentrait chez lui chargé de cadeaux pour toute la famille mais, comme il me l’apprît quelque part entre Las Vegas et Denver, le cadeau le plus extraordinaire qu’il rapportait était pour lui : c’était sa voiture, la Cadillac Fleetwood Sixty Special, année 55, couleur rose, exactement le même modèle et la même couleur que la voiture d’Elvis Presley.
A SUIVRE