(…) J’en ai pris plein la figure. Submergé par ce flot de révélations, je n’arrive pas à les assimiler. J’ai la gorge serrée, je suis incapable de prononcer un mot. J’ai fini de m’habiller depuis longtemps et c’est au moment où je me penche pour ramasser mes affaires qu’un sentiment de révolte m’envahit. J’attrape mon sac, marche jusqu’au coin du lit et m’assieds dessus, le sac entre mes pieds.
— Je ne pars pas !
— Quoi ? Et Bo qui arrive !
— Je m’en fous, je ne pars pas ! Bo ne me fait pas peur !
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ce Bo ne me fait pas peur ! est sorti malgré moi. On n’a pas idée de dire un truc pareil ! Et quand bien même ce serait vrai, quand bien même je l’affronterais, Bo, ça nous mènerait à quoi ? À une discussion de gentlemen au cours de laquelle je tenterais de le convaincre de me laisser dormir avec sa femme encore quelques jours ? À une bagarre dans laquelle j’aurais toutes les chances de me faire estropier et jeter dehors ? Ridicule ! Ridicule et dangereux ! Mais il a fallu que je le dise… Stupide !
— Fran ! Viens m’aider à foutre ce petit con dehors !
Fran arrive du salon. Ses deux bras pendent le long de son corps, mais au bout du bras droit, il y a un couteau de cuisine, pointé vers le sol. Elle fait deux pas vers moi et se fige. Son corps paraît à la fois souple et tendu, elle l’air impassible mais attentive, immobile et dangereuse comme un serpent. Je me lève brusquement et recule en trébuchant le long du lit. Le téléphone sonne. Fran et moi restons figés, face à face. Mansi court au salon.
— Allo ? … oui, c’est moi… Non, pas encore… Bon sang ! Je le vire… Et merci, Bob !
Je l’entends raccrocher et crier du salon :
— Bo est dans la rue ! Bob n’a pas pu le retenir ! Le voilà… Sa voiture…Meeerde !
Fran m’a ouvert la baie vitrée.
— Fonce dans le jardin. Planque-toi le temps qu’il faudra derrière la baraque à outils, là-bas.
Il n’est plus question de rester, je n’ai plus envie de l’affronter, Bo. Il me fait peur, Bo.
— Alors ? Tu te décides ou il faut que je te plante ? me demande Fran en agitant le couteau de cuisine.
Je les contourne, elle et son couteau. Je suis dehors, derrière la maison. Au fond, il y a une cabine en bois. Je m’élance.
— Ton sac, abruti !
Elle me l’a lancé dans les jambes. Je le ramasse et prends la fuite.
Quatre secondes plus tard, je suis assis par terre, essoufflé, et le dos appuyé contre des planches inégales, je contemple l’estafilade qui barre la paume de ma main droite. Devant moi, le sol poussiéreux, rougeâtre ; posé sur deux chevalets, un demi tonneau métallique qui a dû faire office de barbecue, une épave de réfrigérateur, de vieux casiers à bouteilles, quelques pots de peinture rouillés, des buissons ; plus loin, une route parcourue de camions aux phares allumés, plus loin encore la crête brune d’une chaine de montagnes. C’est le crépuscule. Dans une heure, il fera nuit. Derrière mon dos, au-delà du mur de planches, il y a la façade arrière de la maison de Mansi et sa grande baie vitrée. Tout doucement, je passe la tête au coin de la cabane. Le salon est illuminé. Fran est assise sur le canapé, un verre à la main. Elle observe Mansi qui est debout et accueille dans ses bras un grand et gros homme roux en uniforme. C’est Bo. Il est un peu chauve. Il a déposé à ses pieds des sacs de supermarché. Mansi et lui s’embrassent comme de nouveaux amants. Fran se lève, dit quelque chose, traverse le salon et disparait. Mansi et Bo s’embrassent encore, debout au milieu du salon, longuement. Puis Mansi se détache de son mari, va jusqu’à la baie et, lentement, elle en tire le rideau. Dans la pénombre, je dois être invisible, pourtant, j’ai l’impression qu’elle me regarde une dernière fois. Il y a trois jours, à la même heure, elle me demandait si je m’étais fait mal. La nuit tombe sur le jardin.
Triste et sans courage, sans autre but que de m’éloigner de cette maison, embarrassé par mon bagage, j’ai traversé trois ou quatre pauvres jardins sans herbe ni arbre, franchissant des clôtures basses en bois desséché par le soleil, trébuchant souvent sur des obstacles sonores, accrochant mon sac ou ma veste à leurs aspérités. J’ai longé des maisons éclairées et des façades obscures, je me suis glissé le long de carrosseries encore chaudes, pour me retrouver enfin sur les dalles inégales du trottoir, celui que j’avais quitté trois jours auparavant pour entrer chez Mansi. J’ai repris ma marche vers l’est.
La chaussée noire rayonne la chaleur de la journée et l’éclairage public fait rutiler de jaune le panneau routier sous lequel je me suis arrêté pour allumer une cigarette, une Winston extra longue, un souvenir… Le panneau annonce le croisement de l’US 66 avec l’Interstate 15. L’Interstate, pour moi, ça signifie Washington D.C., près de 3000 miles, la certitude d’un abri sûr jusqu’à l’heure de rejoindre New York et, surtout, c’est Patricia. La 66, c’est Flagstaff, 350 miles, quelques heures d’autostop, des jours tranquilles chez Bill Breed, la possibilité de lui emprunter quelques dollars, c’est le groupe d’amis laissés là-bas, c’est peut-être Tavia… Flagstaff, Washington ? Trois mille miles ou trois cent cinquante ? Après tout ce que je viens de vivre à Barstow, est-ce que j’ai encore le courage de me taper quatre ou cinq mille kilomètres d’autostop. L’autostop, j’en ai presque perdu l’habitude. L’ami Bill ou Patricia ? Patricia ou Tavia… Incapable de décider, je choisis de ne pas choisir. De toute façon, il sera toujours temps de le faire quand j’arriverai au carrefour… D’abord, aller jusque là-bas.
La rumeur de la circulation devient de plus en plus pressante à mesure qu’approchent les guirlandes de feux verts, orange et rouge suspendus au-dessus des chaussées qui se croisent. Encore une centaine de mètres et il faudra choisir.
Une voiture qui vient de me dépasser s’arrête en biais contre le trottoir devant moi. Ça ne peut pas être la police : c’est une Coccinelle. Une silhouette en descend et marche vers moi. C’est Fran.
— Monte, me dit-elle
A SUIVRE