(…) Choqué par les insultes que je viens de crier, abasourdi, je me tais et reste devant Mansi, essoufflé, les bras ballants. Et c’est là qu’elle se fâche. Pour la première fois, je l’entends élever la voix.
— Dis-donc, petit homme ! Qu’est-ce qui te prend de me parler comme ça ? T’étais plutôt modeste, ces derniers temps ! Plutôt sur la réserve, non ? Inexistant, à la limite ! Tu ne trouves pas ? Alors qu’est-ce qui s’est passé ? Tu te crois des droits parce qu’on a dormi ensemble ? Allez, gamin ! Finis de t’habiller et va jouer ailleurs !
Inexistant ! Gamin ! Je chancelle un peu, mais je reprends de l’assurance et j’ose dire :
— D’abord, on n’a pas fait que dormir, si je me souviens bien !
J’ai forcé sur l’ironie et, sur le moment, ma réplique me plait bien. Toujours ce désir de répartie assassine… Mais je ne tarde pas à réaliser qu’elle est puérile et déplacée. Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’elle est également stupide car à l’époque j’ignore qu’en anglais dormir avec quelqu’un signifie précisément faire l’amour avec ce quelqu’un, ce qui implique pourtant qu’on ne dorme pas.
Mansi ne répond que par un haussement d’épaules. Je continue sur un ton plus doux, entre geignard et enjôleur :
— Et puis, on était bien ensemble, non ? Moi, en tout cas, j’étais bien. Je croyais que toi aussi. Tu me l’as dit, plusieurs fois. Alors pourquoi tu veux tout ficher en l’air ?
Mansi tombe des nues :
— Ma parole ! Tu es amoureux !
— Amoureux ? Moi ? Mais pas du tout, alors ! Pas du tout !
J’ai dit ça avec cette fierté stupide de l’adolescent que je suis encore parfois, et c’est le même imbécile qui ajoute :
— Toi, par contre…
Mansi se radoucit d’un coup pour me dire :
— Écoute, petit homme. Je n’ai pas vingt ans comme toi. Ce n’est pas parce que je dors avec quelqu’un deux ou trois fois que je suis amoureuse. Alors, ne m’en veux pas si je n’éprouve pas les mêmes sentiments que toi.
« Les mêmes sentiments ? Quels mêmes sentiments ? C’est elle qui est supposée tomber amoureuse, pas moi ; elle ment ; elle m’aime, peut-être seulement un peu, un tout petit peu, mais elle m’aime ; elle ne me l’a pas dit, mais j’en suis sûr ! Oui mais, peut-être qu’elle ne m’aime pas ; alors, c’est qu’elle s’est fichue de moi tout du long ; elles ont dû bien rigoler, Fran et elle, toutes les deux dans le lit à faire je ne sais quoi ! Et Bob et Brenda ont dû bien se marrer eux aussi ! Car elle leur a dit, c’est certain, elle leur a dit qu’elle se foutait bien de moi ! »
J’ai mal au cœur, je suis sûr que je suis tout rouge, ou tout pâle, je tremble, je suis ridicule. Je m’enfonce un peu plus en criant :
— D’abord, qu’est-ce que tu sais de mes sentiments ? Hein ? Qu’est-ce que tu en sais ?
— Tu ne te rends pas compte que tu viens justement de les prouver, tes sentiments ?
Mansi pousse un soupir, hésite un instant puis, d’un ton exagérément patient, elle me dit :
— Maintenant, calme-toi, petit homme. On n’a pas beaucoup de temps, mais je vais t’expliquer. Et oui, j’ai un mari ! Et non, il n’est pas mort. Même qu’il ne va pas tarder et que, quand il arrivera, tu feras mieux de ne plus être là ! Et oui, je t’ai menti ! Tout le temps ! Oui, je le trompe, régulièrement, chaque fois que je peux, chaque fois qu’il est en mission. Oui, je couche avec Bob, avec Fran, avec Walt, avec des types de passage, toi par exemple. Pourquoi ? Parce que c’est comme ça, parce que j’aime ça, parce que je ne peux pas m’en empêcher. Je n’étais pas comme ça avant, tu sais ; j’aimais Bo, je lui étais fidèle ; même après sa fausse mort, je lui ai été fidèle. J’ai porté son deuil pendant toute une année, comme une femme indienne doit le faire. Ça été dur, d’autant plus que tout de suite après l’annonce de sa mort, à Fort Irwin, ils ont découvert que j’étais métisse. A partir de ce moment, personne n’a plus voulu me voir. J’étais seule, isolée, pestiférée. Et puis, j’ai rencontré Fran. Elle s’en fichait pas mal, de ma race. Nous sommes devenues amies, et plus que ça, mais avec elle, je n’avais pas l’impression de tromper le souvenir de Bo. C’est par elle que j’ai connu Bob, Tim, Walter, Brenda et quelques autres. On s’est mis à faire des fêtes. Je n’étais plus seule, j’avais des amis, je faisais partie de quelque chose. Avec eux, j’ai appris à boire, à fumer, à planer de temps en temps et surtout à penser autrement. On a institué une sorte de jeu dans notre petit club : régulièrement, chacun à son tour, on doit amener un inconnu dans le groupe, un homme, une femme, peu importe, pour qu’on s’amuse avec… C’est pour ça que je t’ai fait entrer chez moi, l’autre soir ; tu étais ma contribution au jeu. Tu as eu de la chance, parce que nos jeux ne sont pas toujours gentils. Mais avec toi, ça s’est bien passé. Tu leur as plu, je crois… ton côté adolescent tardif, fragile, inoffensif… étranger aussi. Alors, toi et moi, ça aurait pu durer encore quelques jours, mais voilà : Bo est revenu plus tôt que prévu… des manœuvres annulées, un déplacement urgent de son régiment en Floride, un truc avec Cuba, je crois… Mais ce qui est sûr, c’est que Bo est en ville et que dans vingt minutes il sera là. Et s’il te trouve chez lui… Parce qu’il a changé, Bo, il n’est plus comme avant la Corée. Il m’aime toujours, j’en suis sure, mais maintenant, il peut piquer de vraies colères. Il peut même être sacrément violent. Ça fait longtemps qu’il est au courant pour les petites soirées que j’organise quand il est en mission ; il sait ce qui s’y passe ; ça le rend malheureux comme les pierres, mais il ne dit rien, il fait semblant de ne pas savoir. C’est comme ça que ça marche entre nous maintenant, on fait semblant. Mais s’il te voit ici, il ne pourra plus faire semblant. Alors, il vaudrait mieux que tu ne sois pas là quand il rentrera. Je ne donnerais pas cher de ta peau. Tu ne fais pas le poids, petit homme. Alors, sois un gentil petit garçon et va-t’en sans faire d’histoire.
Mansi s’est tue. Elle va jusqu’à la baie vitrée, l’ouvre, jette un coup à l’extérieur, la referme, finit de retaper le lit en lançant à Fran restée dans le salon :
— Installe-toi sur le canapé ! Il faudrait que tu allumes une ou deux cigarettes, pour l’odeur, tu comprends ? Laisse-les brûler dans le cendrier. Et bois un coup si tu veux. Je te rejoins dès que Phil sera parti.
J’en ai pris plein la figure. Submergé par ce flot de révélations, je n’arrive pas à les assimiler. J’ai la gorge serrée, je suis incapable de prononcer un mot. J’ai fini de m’habiller depuis longtemps et c’est au moment où je me penche pour ramasser mes affaires qu’un sentiment de révolte m’envahit. J’attrape mon sac, marche jusqu’au coin du lit et m’assieds dessus, le sac entre mes pieds.
— Je ne pars pas !
— Quoi ? Et Bo qui arrive ?
— Je m’en fous, je ne pars pas ! Bo ne me fait pas peur !
A SUIVRE
Le plus remarquable dans cette saga et qui n’apparaît pas sur le texte de ce modeste auteur, c’est qu’elle vient de dépasser la page 1000 et de quitter la côte ouest des USA à destination de l’Océanie.
Bravo !