Ce texte est une rediffusion. Sa première publication remonte au 13 Février 2019. Il avait été rédigé dans le cadre d’un atelier d’écriture. Le thème de l’exercice était : « Imaginez ce que pourraient être des personnages à partir d’un seul nom. Par exemple : écrivez une page sur un personnage qui s’appellerait Adriano Pitelberg ou encore Bob Trump. » J’avais choisi Bob Trump. Aujourd’hui, je n’oserais plus.
Bob Trump, une vie américaine
Bob Trump épousa Selma Clanton le surlendemain de sa démobilisation. Selma, qu’il avait rencontrée lors de sa première permission juste avant d’embarquer sur le porte-avions Enterprise, l’avait attendu pendant près de quatre ans tandis qu’il traversait le Pacifique dans tous les sens. Pendant l’année qui suivit, Bob prit des cours de comptabilité, tous frais payés par l’US Navy dans le cadre du programme de reclassement des anciens combattants. Pendant ce temps-là, Selma travaillait à la cafeteria de l’Université de Pennsylvanie. Le salaire de Selma et la petite pension d’invalidité pour blessure de guerre de Bob leur permettaient juste de vivre décemment. En mars 1947, Donald Clanton, oncle de Selma et garagiste à Kansas City, mourut sans héritier direct. Selma hérita la petite affaire. Elle la vendit aussitôt à un marchand de meubles voisin qui désirait agrandir son magasin pour y créer un rayon radio-télévision. Ils achetèrent pour vingt-cinq dollars une énorme Hudson modèle 1937 et partirent vers le Grand Canyon. Bob voulait absolument voir de ses propres yeux ce « grand trou dans la terre » qu’un sous-officier lui avait décrit un soir dans les entrailles de l’Enterprise et auquel il avait du mal à croire. « Un mile de profondeur, vous pensez ! » A une centaine de miles avant le Grand Canyon, sur la route 66, ils entrèrent dans la petite ville de Winslow. Ils arrêtèrent leur voiture devant la gare dans la rue principale et la préparèrent pour y passer la nuit. Le lendemain matin,
ils s’aperçurent qu’ils s’étaient garés devant la vitrine d’une quincaillerie dont l’enseigne bancale et à demi effacée par le sable et le vent disait modestement « Grinsberg Hardware ». Une affiche collée de biais sur la vitrine annonçait que le commerce était « For sale ». Ils se renseignèrent auprès des commerçants voisins, qu’ils trouvèrent aimables, ils visitèrent la ville, qui leur plut, et ils rencontrèrent Samuel Grinsberg, qui leur plut aussi et avec qui ils firent affaire le lendemain soir.
Bob était sérieux, travailleur et honnête. Selma était avenante et ambitieuse. Elle avait des idées nouvelles sur le commerce et toute la confiance de son mari. Ils mirent donc ses idées en pratique et la réussite ne se fit pas attendre. Ils commencèrent par changer le nom de la quincaillerie Grinsberg en la rebaptisant Clanton Hardware Store. Ils avaient choisi le nom de jeune fille de Selma parce que Bob n’aimait pas son nom de famille à lui. Il trouvait sa sonorité désagréable et grossière. Quatre ans plus tard, ils avaient triplé la surface de l’ancienne quincaillerie Grinsberg de Winslow, ils avaient ouvert un magasin Clanton à Flagstaff, ainsi qu’un autre à Prescott.
Au début des années cinquante, Las Vegas commença à connaitre un essor extraordinaire. Selma se dit que tous ces casinos flamboyants et ces hôtels de plus en plus gigantesques qui se construisaient un peu partout dans la ville allaient avoir besoin d’entretien et que, qui dit entretien, dit pièces détachées. En 1953, Selma convainquit Bob d’acheter un terrain à proximité de la ville pour y construire un gigantesque dépôt d’outillage et de pièces détachées électriques, de plomberie, de menuiserie. La Mafia se rendit vite compte que les hôtels dont elle était propriétaire avaient un besoin vital des services de C.H.S.S. (Clanton Hardware Storage and Supply Company), la société que Bob avait créée pour construire et exploiter cet entrepôt, et elle laissa Bob et Selma mener leur affaire comme ils l’entendaient.
En 1960, Bob et Selma eurent 39 ans tous les deux. Cette année-là, ils ouvrirent leur quinzième magasin en Arizona, leur cinquième en Californie, et leurs deux premiers au Texas et en Oklahoma. Cinq ans plus tard, la C.H.S.S. s’était diversifiée dans le matériel de forage et les pièces détachées pour l’automobile.
En 1971, la Holding BoSel (pour Bob and Selma) possédait à travers la CHSS et quelques autres sociétés trente-deux entrepôts et cent cinquante-sept magasins répartis sur tout le territoire des États-Unis. Elle exploitait trente-huit concessions automobiles Ford, douze General Motors et elle venait de signer un contrat d’exclusivité avec la marque japonaise Honda. Bob et Selma avaient fait construire un très joli ranch à quelques kilomètres de Sedona, avec une grande piscine, un golf de neuf trous et un petit aérodrome. Mais ils n’y venaient que très peu, préférant habiter à proximité du siège de la holding qu’ils avaient transféré à Phoenix.
A 58 ans, Bob et Selma Trump prirent leurs premières vacances : trois jours sous la tente à Angel Campground, au bord du Colorado, à un mile en dessous de la rive sud du Grand Canyon, ce grand trou dans la terre qu’ils voyaient pour la première fois.
Bob mourut douze ans plus tard, une nuit, doucement, sans douleur, sans même s’en apercevoir. Selma le suivit dix ans plus tard : le 11 septembre 2001, elle mourut d’un arrêt du cœur en regardant sur son écran de télévision la tour Sud du World Trade Center s’effondrer.
Dans le joli petit cimetière de Sedona, au milieu d’une grande pelouse, perdue parmi une centaine d’autres tombes toutes semblables, il y a une pierre blanche, fichée dans le sol, qui porte simplement l’inscription sur laquelle ils s’étaient mis d’accord vingt ans plus tôt : « Bob and Selma Trump, no regrets ».