Tous les articles par Philippe
Go West ! (90)
(…) J’en ai pris plein la figure. Submergé par ce flot de révélations, je n’arrive pas à les assimiler. J’ai la gorge serrée, je suis incapable de prononcer un mot. J’ai fini de m’habiller depuis longtemps et c’est au moment où je me penche pour ramasser mes affaires qu’un sentiment de révolte m’envahit. J’attrape mon sac, marche jusqu’au coin du lit et m’assieds dessus, le sac entre mes pieds.
— Je ne pars pas !
— Quoi ? Et Bo qui arrive !
— Je m’en fous, je ne pars pas ! Bo ne me fait pas peur !
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ce Bo ne me fait pas peur ! est sorti malgré moi. On n’a pas idée de dire un truc pareil ! Et quand bien même ce serait vrai, quand bien même je l’affronterais, Bo, ça nous mènerait à quoi ? À une discussion de gentlemen au cours de laquelle je tenterais de le convaincre de me laisser dormir avec sa femme encore quelques jours ? À une bagarre dans laquelle j’aurais toutes les chances de me faire estropier et jeter dehors ? Ridicule ! Ridicule et dangereux ! Mais il a fallu que je le dise… Stupide !
— Fran ! Viens m’aider à foutre ce petit con dehors !
Fran arrive du salon. Ses deux bras pendent le long de son corps, mais au bout du bras droit, il y a un couteau de cuisine, pointé vers le sol. Elle fait deux pas vers moi et se fige. Son corps paraît à la fois souple et tendu, elle l’air impassible mais attentive, immobile et dangereuse comme un serpent. Je me lève brusquement et recule en trébuchant le long du lit. Le téléphone sonne. Continuer la lecture de Go West ! (90)
Le Vialatte est-il inné ou acquis ?
Malgré mes fréquents rappels, on a que trop tendance à oublier Vialatte, produit garanti auvergnat, chroniqueur du Tour de France, traducteur de Kafka, puriste de la langue française, virtuose de l’absurde et, comme il le disait lui-même, écrivain notoirement méconnu…
Alors, je vous livre à nouveau mon essai sur le style d’Alexandre. Comme l’éléphant, il est irréfutable.
*
L’autre soir à diner, ma charmante voisine de table me disait qu’elle aimait bien lire de temps en temps les petites histoires que je publie dans le Journal de Coutheillas. Laissant les autres dîneurs discuter de problèmes ardus de mécanique présidentielle, à savoir du scooter de Monsieur Hollande et du dictaphone de Monsieur Buisson, nous avons parlé longtemps de la forme et du contenu du JdC. C’est dire si, pour moi, ce fut une bonne soirée.
Mon enthousiaste convive émit cependant une interrogation sur le sens, et peut-être même un doute sur l’opportunité de l’exergue permanent qui figure sous le titre du Journal: « L’éléphant est irréfutable« .
Dans l’instant et les brumes du Haut-Médoc, je n’ai pas su lui donner de réponse satisfaisante, ou plutôt de réponse qui me satisfasse.
Mais à présent, muni de mon meilleur esprit d’escalier, je vais lui en donner, moi, des explications.
L’éléphant est irréfutable
Ces quelques mots constituent le plus bel aphorisme que je connaisse. Mais ils ne sont pas que cela : ils forment à eux quatre toute une philosophie, une ligne de conduite, un sésame, une maxime, une devise qui, si ma famille en avait, devrait figurer sur ses armes.
Développons.
L’éléphant est irréfutable
—Mais d’abord, grand-père, que veut donc dire « irréfutable »? Continuer la lecture de Le Vialatte est-il inné ou acquis ?
Art urbain
Queensborough bridge – New York
Go West ! (89)
(…) Choqué par les insultes que je viens de crier, abasourdi, je me tais et reste devant Mansi, essoufflé, les bras ballants. Et c’est là qu’elle se fâche. Pour la première fois, je l’entends élever la voix.
— Dis-donc, petit homme ! Qu’est-ce qui te prend de me parler comme ça ? T’étais plutôt modeste, ces derniers temps ! Plutôt sur la réserve, non ? Inexistant, à la limite ! Tu ne trouves pas ? Alors qu’est-ce qui s’est passé ? Tu te crois des droits parce qu’on a dormi ensemble ? Allez, gamin ! Finis de t’habiller et va jouer ailleurs !
Inexistant ! Gamin ! Je chancelle un peu, mais je reprends de l’assurance et j’ose dire :
— D’abord, on n’a pas fait que dormir, si je me souviens bien !
J’ai forcé sur l’ironie et, sur le moment, ma réplique me plait bien. Toujours ce désir de répartie assassine… Mais je ne tarde pas à réaliser qu’elle est puérile et déplacée. Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’elle est également stupide car à l’époque j’ignore qu’en anglais dormir avec quelqu’un signifie précisément faire l’amour avec ce quelqu’un, ce qui implique pourtant qu’on ne dorme pas.
Mansi ne répond que par un haussement d’épaules. Je continue sur un ton plus doux, entre geignard et enjôleur :
— Et puis, on était bien ensemble, non ? Moi, en tout cas, j’étais bien. Je croyais que toi aussi. Tu me l’as dit, plusieurs fois. Alors pourquoi tu veux tout ficher en l’air ?
Mansi tombe des nues : Continuer la lecture de Go West ! (89)
Bob Trump, une vie américaine
Ce texte est une rediffusion. Sa première publication remonte au 13 Février 2019. Il avait été rédigé dans le cadre d’un atelier d’écriture. Le thème de l’exercice était : « Imaginez ce que pourraient être des personnages à partir d’un seul nom. Par exemple : écrivez une page sur un personnage qui s’appellerait Adriano Pitelberg ou encore Bob Trump. » J’avais choisi Bob Trump. Aujourd’hui, je n’oserais plus.
Bob Trump, une vie américaine
Bob Trump épousa Selma Clanton le surlendemain de sa démobilisation. Selma, qu’il avait rencontrée lors de sa première permission juste avant d’embarquer sur le porte-avions Enterprise, l’avait attendu pendant près de quatre ans tandis qu’il traversait le Pacifique dans tous les sens. Pendant l’année qui suivit, Bob prit des cours de comptabilité, tous frais payés par l’US Navy dans le cadre du programme de reclassement des anciens combattants. Pendant ce temps-là, Selma travaillait à la cafeteria de l’Université de Pennsylvanie. Le salaire de Selma et la petite pension d’invalidité pour blessure de guerre de Bob leur permettaient juste de vivre décemment. En mars 1947, Donald Clanton, oncle de Selma et garagiste à Kansas City, mourut sans héritier direct. Selma hérita la petite affaire. Elle la vendit aussitôt à un marchand de meubles voisin qui désirait agrandir son magasin pour y créer un rayon radio-télévision. Ils achetèrent pour vingt-cinq dollars une énorme Hudson modèle 1937 et partirent vers le Grand Canyon. Bob voulait absolument voir de ses propres yeux ce « grand trou dans la terre » qu’un sous-officier lui avait décrit un soir dans les entrailles de l’Enterprise et auquel il avait du mal à croire. « Un mile de profondeur, vous pensez ! » A une centaine de miles avant le Grand Canyon, sur la route 66, ils entrèrent dans la petite ville de Winslow. Ils arrêtèrent leur voiture devant la gare dans la rue principale et la préparèrent pour y passer la nuit. Le lendemain matin, Continuer la lecture de Bob Trump, une vie américaine
Bonnes nouvelles
« La nouvelle se porte bien1 ; elle est en train d’échapper aux périls où le roman est exposé (occupation du terrain par les écrivains philosophes, dissociation du moi, effondrement du sujet, après celui de l’objet)2. La nouvelle tient bon, grâce à sa densité. Elle garde un public vrai, celui qui ne demande pas un livre de lui servir d’aliment (un écrivain n’est pas un restaurant). Il n’y a pas de quoi se nourrir dans une nouvelle, c’est un os. Pas de place pour la méditation, pour un système de pensée. On peut tout mettre dans une nouvelle, même le désespoir le plus profond, mais pas la philosophie du désespoir. Les personnages sont cernés, gelés dans leur caractère ; ils n’ont pas le temps de tomber malade, de mourir de la maladie du roman contemporain. La nouvelle opère à chaud, le roman, à froid. La nouvelle est une nacelle trop exiguë pour embarquer l’Homme : un révolté, oui, la révolte, non. »
Paul Morand – Ouvert la nuit -Préface à l’édition de 1957
Ouvert la nuit, publié en 1921, est le deuxième recueil de nouvelles de Paul Morand (1888-1976). Morand fut un diplomate écrivain, beaucoup plus écrivain que diplomate, antisémite, dandy, ambassadeur sous Vichy, beaucoup plus dandy qu’ambassadeur, à ma connaissance ni condamné ni même jugé pour collaboration, mais exilé Continuer la lecture de Bonnes nouvelles
Petit déjeuner au lit
Go West ! (88)
(…) Mais à l’époque du récit, je n’y crois pas à sa ville fantôme. Pourtant, je ne peux pas le lui dire. D’abord, ça lui ferait de la peine, et ça, je n’en ai pas le courage. Ensuite, si je veux rester encore un peu ici et si je veux encore coucher avec elle, il ne faut pas lui dire. Et ça, c’est ce que je veux.
— Le 15 décembre, me dit-elle ! Tu te rends compte ? Le 15 décembre !
Alors je me tourne vers Mansi et la contemple avec admiration. Puis, simplement, comme elle l’avait fait lors de notre premier matin, je lui dis à mon tour : « C’est formidable ! Embrasse-moi. »
Ni Mansi ni moi ne dormons encore vraiment, quand tout à coup :
— Mansi ! Ouvre-moi ! Vite !
Il y a quelqu’un qui tambourine sur la vitre de la chambre et qui crie à voix étouffée.
— Ouvre-moi ! Il est revenu ! Il arrive ! Dépêche-toi !
Mansi hésite une seconde puis bondit nue hors du lit. Elle fonce à la fenêtre, tire le rideau et ouvre la baie vitrée. Fran entre. Elle est très énervée.
— Il est là ! Il est en ville ! Il arrive !
Mansi ne pose pas de question. Elle emmène Fran vers le salon. Je les entends discuter un peu, puis elles reviennent dans la chambre. Mansi commence à rassembler ses vêtements.
— Habille-toi, s’il te plaît, me dit-elle.
Elle a parlé de son ton calme habituel, neutre, sans intonation. On dirait une simple demande, mais c’est un ordre, un ordre qui ne souffre pas de question. Pourtant, moi, je ne peux pas m’empêcher de râler.
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Continuer la lecture de Go West ! (88)
En descendant le Boul’Mich’
Au numéro 47, le grand magasin de jouets King Jouet vient de fermer.
Au même numéro 47, le Four à Pizza est Continuer la lecture de En descendant le Boul’Mich’