Le dictionnaire de mon grand-père

Ces feuilles serrées dans une sorte d’étui en cuivre, c’est un dictionnaire. Il fait 5 centimètres de hauteur, 3,8 de largeur et  1 d’épaisseur. Aujourd’hui, il comporte 601 pages.
Ce dictionnaire ne donne pas la définition des mots, mais seulement leur orthographe. Quant il s’agit d’un substantif, il précise le genre.
Il est un peu abîmé, ce dictionnaire. Il lui manque les 34 premières pages — de abat à arroger —  de même que les pages au-delà de la page 635. Les pages 35 à 153 sont fripées mais encore lisibles.

S’il est abîmé comme ça, c’est qu’il a fait toute la guerre de 14 dans la poche du Caporal Coutheillas, Marcellin, mon grand-père. Lui qui n’avait pas son certificat d’études le consultait pour écrire son journal de guerre car, à cette époque, une parfaite orthographe était un signe d’ascension sociale. C’est ce qu’apprenaient les instituteurs, les hussards noirs de la République, aux enfants d’ouvriers et d’agriculteurs.

Je l’ai publié ici, ce journal, cent ans après les faits, sans y toucher un mot ni une virgule. Si vous l’avez lu, vous avez constaté qu’il ne contenait pas une faute d’orthographe. Pour vous en assurer, je vous redonne une page parmi d’autres, celle du 9 octobre 1914, la page d’il y a exactement 111 ans.  

MarcelinJournal de Marcelin Coutheillas du 9 octobre 1914

9 Octobre     Il gèle fort. Dans la nuit, nous entendons une forte fusillade vers Monchy. C’est le 26ème et le 29ème Territorial qui reprennent Monchy, pris par les Allemands pendant la même nuit.
A 9 heures et demi, j’accompagne le fourrier jusque dans Berles. A ce moment, les obus commencent à tomber. Ils tomberont jusqu’à 7 heures du soir.
J’ai vu des choses terrifiantes. Un obus tombe dans une cave où nous faisions la cuisine. Le bilan est terrible : 24 morts, 11 blessés. Dans la tranchée qui précède la mienne, 4 morts, le sergent Roques et trois autres du 29ème, 6 morts dans la cour où se faisait la distribution des vivres.
Je tente d’apporter le pain aux tranchées pendant une accalmie, mais quand j’arrive devant le Calvaire, il tombe un obus qui fait un trou énorme dans la chaussée. J’abandonne la brouette et le pain et je rejoins une tranchée toute proche.
J’assiste à la reprise de Monchy par les Allemands et à la retraite des nôtres sur Berles. Entre les deux villages, la plaine est continuellement bombardée par l’artillerie allemande et balayée par leurs mitrailleuses. On voit les nôtres qui tombent sans pouvoir leur porter secours. L’infanterie allemande n’ose pas poursuivre dans la plaine les soldats français qui se replient.
Avec l’homme qui était resté avec moi en sentinelle lors de notre nuit à Hannescamps, un sous-officier et moi sommes les trois seuls soldats valides dans Berles. Aidés par quelques habitants, nous relevons une trentaine de blessés, nous les pansons et les plaçons sur des charrettes. Il n’y a pas de place pour tous et nous devons en laisser quelques-uns sur la route. Ils nous supplient de les emmener. Je n’ai jamais tant souffert. Je pleure.
A 9 heures, nous quittons Berles à pied avec la dernière charrette disponible.
Aujourd’hui, j’ai réellement eu peur.
Plus tard dans la nuit, on me place en petit poste sur la route entre Berles et Pommier.

Note du JdC
Petit poste : poste avancé devant la première ligne de tranchée dont la fonction est de surveiller l’adversaire et de prévenir ses attaques surprises

 

Une réflexion sur « Le dictionnaire de mon grand-père »

  1. On ne peut pas s’imaginer l’horreur de cette guerre 14-18.

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