Go West ! (100)

(…) J’aurais voulu lui expliquer que je n’étais pas ce qu’elle croyait, un petit vagabond fauché, perdu dans un pays trop grand pour lui, à la merci de la compassion ou des caprices de ses citoyens. J’aurais voulu qu’elle sache que chez moi, en France, à Paris, je n’étais pas si fragile, que j’étais entouré d’amis et de parents respectables, que j’étais considéré, moi, futur ingénieur, plein d’avenir, et qu’un jour, bientôt… Mais je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas parce la colère montait en moi, qu’elle m’obscurcissait l’esprit, bousculait mes idées, encombrait ma langue, et que je n’en pouvais plus. Je devais être rouge de fureur car Ms Sherman-Vance se mit à me regarder d’un autre œil.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-elle, inquiète. Ça ne va pas, Philippe ?
C’est sur ce « Ça ne va pas ? » que j’explosai.

Je ne sais plus très bien ce que je lui ai dit, à Bette, ni dans quel ordre, ni sur quel ton. Ce que je me rappelle, c’est que j’ai commencé par rebondir sur son « Ça ne va pas, Philippe ? » avec un « Non, ça ne va pas ! ». Je me rappelle aussi que j’ai dit ça avec fureur, à voix basse, sans desserrer les dents, réussissant le paradoxe de crier en chuchotant. Pour le reste, je ne suis sûr de rien, mais ça n’a pas dû être joli. Je crois bien que je lui ai tout balancé, son insupportable suffisance, son égocentrisme, son snobisme, son manque de considération, la stupidité de ses solutions et jusqu’au manque d’attrait de sa petite-fille. Je crains même de n’avoir pas usé de ces mots-là mais plutôt de certains de leurs synonymes peu élégants que je me refuse à reproduire ici tant je les regrette à présent.

J’ai fini par me taire, un peu essoufflé, un peu surpris par la violence de mon discours, un peu honteux aussi. Je n’ose pas regarder Ms Sherman-Vance. À la radio, Brenda Lee chante I’am sorry. Continuer la lecture de Go West ! (100)

Tourisme culturel

Quand le sage montre la lune, l’idiot  regarde le doigt.
Proverbe chinois

« (…) Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec indifférence devant les métaux; les fossiles les firent rêver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les vitres, et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons.
Ce qu’ils admirèrent du cèdre, c’est qu’on l’eût rapporté dans un chapeau. Ils s’efforcèrent au Louvre de s’enthousiasmer pour Raphaël. À la Grande Bibliothèque ils auraient voulu connaître le nombre exact des volumes.(…) »
Bouvard et Pécuchet – Gustave Flaubert

Fait divers : l’explosion de la Rue Saint-Jacques

L’explosion du 21 juin 2023 au 277 de la rue Saint Jacques à Paris 5ème a fait trois morts et des dizaines de blessés.
Quatre photographies prises 1)avant l’explosion, 2)pendant l’incendie qui s’en est suivi, 3)quelques jours plus tard et enfin, 4)deux ans après l’explosion.

Outre les dommages corporels aux victimes décédées ou blessées, des dommages matériels importants ont été causés au voisinage.
Dans les jours et les mois qui ont suivi le sinistre, les réparations des dommages les moins graves ont été effectuées et les décombres ont été sécurisés derrière une palissade, mais l’immeuble du 292 de la rue, qui fait face au siège de l’explosion, est demeuré inhabitable pendant près de deux ans. 

Les rares articles de presse, dont le plus récent remonte à juin de cette année, ne mentionnent aucun progrès dans l’enquête sur les causes du sinistre. Habitant du quartier, je n’ai jamais vu ou même entendu parler de déplacement d’un Expert ou plusieurs Experts judiciaires, encore moins de fouilles dans les décombres. Il est donc très probable qu’elle n’ait pas encore commencé.
On ne parle pas davantage, et pour cause, de la reconstruction de ce bâtiment classé du XVII siècle.

En attendant que la justice de prononce sur les responsabilités, celles des victimes qui étaient personnellement mal assurées ou même non assurées n’ont toujours pas été indemnisées.

 

Go West ! (99)

(…) Moi, je savais bien que si je m’embarquai dans ce voyage avec Bette, je n’aurais jamais le courage d’abandonner au bout de quelques jours la vie de luxe qu’elle m’offrait. Je resterais jusqu’au bout, jusqu’à mon départ pour Paris. Est-ce que je pouvais faire ça à Patricia ? Est-ce que je pouvais la décevoir à ce point alors qu’elle m’attendait dès ce soir chez elle à Bethesda ?
Comme je continuais à peser et soupeser en regardant dehors, Ms Sherman-Vance se souleva légèrement pour changer de position. Elle s’assit de biais, croisa les jambes, et dit :— Et si je vous demandais de dormir avec Alice ?

Dormir avec Alice…
Je roulais les mots dans ma tête. Pourtant, ils étaient clairs et, dans ce pays, sans ambiguïté possible, mais Ms Sherman-Vance les avait prononcés d’un ton si léger, si mondain que je n’étais pas sûr d’avoir compris leur sens. Dans sa bouche, la question semblait anodine, comme de pure politesse, comme si la réponse qu’elle attendait de moi lui était indifférente. C’est sur ce ton, qu’elle aurait pu me dire :  « Accepteriez-vous d’être le cavalier d’Alice au prochain bal des débutantes de Boston ? » ou plus banal encore : « Et si je vous proposais une partie de tennis ? » Je me tournai vers elle. Son visage était impassible, son sourire poli, à peine esquissé, mais son regard contredisait son attitude. Il était profond, insistant, presque angoissé, comme si elle désespérait de me faire comprendre ce qu’elle souhaitait vraiment. Mais pour moi, il n’y avait plus de doute. J’avais compris. D’ailleurs, elle ne tarda pas à ajouter : Continuer la lecture de Go West ! (99)

Le Mari, la Femme et l’Académie

L’Académie Française a été fondée en 1634. Le Cardinal de Richelieu avait défini sa mission :  travailler à « donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » et, notamment, élaborer un Dictionnaire de référence.

Une application du dictionnaire de l’Académie française est désormais disponible sur Apple Store et autres marchands de rêves. Elle permet en particulier pour chaque mot de connaitre la définition qu’en ont donné les différentes éditions du dictionnaire. La 1ère édition date de 1694 et l’édition actuelle, la 9ème, a été publiée en 2024

Si, pour un mot donné, on consulte les éditions successives, on peut apprécier l’évolution du sens du mot à travers les époques. Je l’ai fait pour deux mots essentiels de notre langue : HOMME et FEMME.
Je me suis limité à la comparaison des définitions premières que je reproduis ci-dessous

1ème édition – 1694
HOMME : Animal raisonnable. En ce sens il comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes.
FEMME : La femelle de l’homme

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Bourlanges s’en va

(…) Les démocraties européennes sont confrontées à une situation d’une gravité inédite, caractérisée par l’hostilité convergente de deux puissances, et non plus d’une seule : la Fédération de Russie et les États-Unis d’Amérique. Face à ces deux menaces, qu’avons-nous fait ? Alors que nous avons un produit intérieur dix fois supérieur à celui des Russes, nous avons été incapables, en trois ans, de mettre simplement les Ukrainiens à parité d’armes et de munitions avec leur agresseur. Songez que sur exactement le même laps de temps, les Américains, dont l’armée était bien peu de chose en décembre 1941, ont bâti une force capable de gagner la guerre en Europe et dans le Pacifique. Il est inadmissible que nous n’ayons aujourd’hui ni la volonté ni les moyens d’assurer vis-à-vis de l’Ukraine la relève d’une Amérique défaillante.(…)
(Extrait du discours de remerciement de Jean-Louis Bourlanges prononcé le 5 septembre à l’occasion de la remise de ses insignes d’officier de la Légion d’Honneur.)

Inquiétant, le discours de cet homme si fin, si cultivé, si spirituel et, à présent, si désabusé. La seule existence Continuer la lecture de Bourlanges s’en va

Go West ! (98)

— (…) Je me fais beaucoup de souci pour Alice, vous savez… Mon idée de voyage, ça ne marche pas. Vous avez vu comment elle se comporte ? Triste, figée, butée… elle ne me parle pratiquement pas et quand elle le fait… enfin… vous avez vu ! Le soir quand nous arrivons dans notre chambre d’hôtel, elle se précipite et s’enferme dans la salle de bain. Elle prend un bain pendant une heure et quand elle en sort, elle se couche tout de suite, sans un mot. Quand je sors de la salle de bain à mon tour, elle dort… ou elle fait semblant. Le matin, je me réveille, assez tard — je ne peux pas dormir sans somnifères — elle a déjà quitté la chambre. Quand je la retrouve dans le lobby, elle a déjà pris son petit déjeuner. Je sens bien que je l’agace, qu’elle m’évite autant qu’elle le peut… Ce voyage était une erreur. Parfois, j’ai envie de tout arrêter, de rentrer à New York et d’envoyer Alice en Suisse. On m’a parlé d’une sorte de sanatorium dans la montagne… Je suis très malheureuse, Philippe. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? Je ne sais plus quoi faire…

J’essayai d’être rassurant, de lui dire qu’Alice irait surement bientôt mieux, qu’il lui fallait peut-être plus de temps pour accepter la séparation de ses parents, que moi-même, j’avais…
— Vous êtes gentil, Philippe, mais vous n’y êtes pas du tout. Ce n’est pas ça qui a mis Alice dans cet état. C’est ce groupe de filles du lycée, des petites garces à la mode qui ont pris Alice en grippe depuis des années… parce qu’elle n’a pas encore de formes, parce qu’elle s’habille mal, parce qu’elle ne se maquille pas, parce qu’elle est bonne élève. Alors, elle se trouvait laide, sans intérêt, jusqu’à ce que l’année dernière, un garçon la remarque. Elle est devenue sa girlfriend officielle, comme ça se fait partout ici dans les lycées, et les petites garces lui ont fichu la paix. Ce qui ne se fait pas, du moins à son âge, c’est de « dormir avec » son boyfriend. Vous connaissez l’expression, bien sûr ? Mais c’est ce qu’elle a fait. Une semaine plus tard, non seulement le fils de … — pardonnez-moi, je ne sais plus ce que je dis — le garçon l’a laissée tomber, mais en plus, il est allé raconter son exploit à ses copains. Les quolibets ont repris de plus belle… les insultes aussi… jusqu’à ce qu’Alice avale trois tubes d’aspirine avec une demi bouteille de Bourbon. Alors, vous pensez Continuer la lecture de Go West ! (98)