Archives de catégorie : Textes

Go West ! (88)

(…) Mais à l’époque du récit, je n’y crois pas à sa ville fantôme. Pourtant, je ne peux pas le lui dire.  D’abord, ça lui ferait de la peine, et ça, je n’en ai pas le courage. Ensuite, si je veux rester encore un peu ici et si je veux encore coucher avec elle, il ne faut pas lui dire. Et ça, c’est ce que je veux.
— Le 15 décembre, me dit-elle ! Tu te rends compte ? Le 15 décembre !
Alors je me tourne vers Mansi et la contemple avec admiration. Puis, simplement, comme elle l’avait fait lors de notre premier matin, je lui dis à mon tour : « C’est formidable ! Embrasse-moi. »

Ni Mansi ni moi ne dormons encore vraiment, quand tout à coup :
— Mansi ! Ouvre-moi ! Vite !
Il y a quelqu’un qui tambourine sur la vitre de la chambre et qui crie à voix étouffée.
— Ouvre-moi ! Il est revenu ! Il arrive ! Dépêche-toi !
Mansi hésite une seconde puis bondit nue hors du lit. Elle fonce à la fenêtre, tire le rideau et ouvre la baie vitrée. Fran entre. Elle est très énervée.
— Il est là ! Il est en ville ! Il arrive !
Mansi ne pose pas de question. Elle emmène Fran vers le salon. Je les entends discuter un peu, puis elles reviennent dans la chambre. Mansi commence à rassembler ses vêtements.
— Habille-toi, s’il te plaît, me dit-elle.
Elle a parlé de son ton calme habituel, neutre, sans intonation. On dirait une simple demande, mais c’est un ordre, un ordre qui ne souffre pas de question. Pourtant, moi, je ne peux pas m’empêcher de râler.
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Continuer la lecture de Go West ! (88)

Go West ! (87)

(…)
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas se recoucher quand, même ?
— Si tu veux, on peut…
Elle avait repris son ton neutre habituel et je n’arrivais pas à savoir ce qu’elle avait vraiment voulu exprimer. Était-ce l’enthousiasme : « Oh oui, Phil, s’il-te-plait, retournons dans la chambre » ? Ou bien une simple constatation objective des possibilités : « Parmi les choses que nous pouvons faire ce matin, nous recoucher est un choix parmi d’autres » ? Ou encore la résignation : « Moi, j’aimerais mieux pas, mais si ça te fait vraiment plaisir… » ?

Compte tenu de son attitude de tout à l’heure, je penchai plutôt pour la troisième version. Et puis, comme je venais de décider de m’intéresser davantage à elle, je changeai de sujet :
— Mais, dis-moi, tu ne dois pas sortir ? On est lundi aujourd’hui, non ? Tu ne travailles pas
— J’ai un petit boulot, mais seulement un jour sur deux et jamais le lundi.
— Ah bon ? Mais ça m’intéresse. Qu’est-ce que tu fais comme travail ?
Elle m’expliqua qu’elle était guide à Calico, une ville fantôme qui avait poussé au siècle dernier à une dizaine Continuer la lecture de Go West ! (87)

Go West ! (86)

(…) Il fallait encore que Mansi soit d’accord et il n’était pas question que je le lui demande. « Euh, dis-moi, Mansi… Ça ne t’ennuierait pas que je reste encore un petit mois chez toi ? » Non, je ne me voyais pas dire ça. Il fallait que ce soit elle qui demande. Ça, évidemment, ce serait l’idéal : « Tu sais, Phil, j’aimerais que tu restes encore… » Non, le mieux, ce serait un non-dit, une prolongation de la situation, jour après jour, sans demande, sans parole que je puisse regretter plus tard, sans engagement, une reconduction tacite en quelque sorte. Ensuite, on verrait bien…

Pour arriver à mes fins, je me disais qu’il me faudrait entourer Mansi d’affection, de tendresse, d’attentions. Il faudrait que je sois drôle, que je m’intéresse à elle, à son passé, à ses goûts, en un mot, que je me rende de plus en plus aimable. Retombant dans mon travers habituel, j’étais sur le point  d’endosser une fois de plus les habits d’un personnage stéréotypé, et ce personnage, cette fois-ci, c’était Don Juan. Comme extérieur à moi-même, je pouvais m’observer en train d’élaborer ma tactique de séducteur cynique pour parvenir à profiter des bons sentiments d’une femme et de son hospitalité.
Me rendre aimable ? Je m’en sentais capable. Mais aimable à quel point ? Jusqu’où fallait-il aller ? Jusqu’à ce qu’elle Continuer la lecture de Go West ! (86)

Ricardo et la pastèque géante

Passé inaperçu à sa première diffusion il y a cinq ans, ce texte ne le méritait pas. Peut-être…

Préface de l’auteur : J’ai beau me creuser la cervelle, je n’arrive pas à me rappeler ce qui a bien pu m’inspirer pour écrire un truc pareil.
L’absolue nécessité de pondre quelque chose pour remplir un trou du planning ?
Un vague souvenir de mes lectures des œuvres de Frederic Brown ?
Le temps orageux, l’approche de l’hiver, l’odeur entêtante de la pastèque le soir au fond des bois ?
Impossible de m’en souvenir.
Tout ce que je sais, c’est qu’avant d’écrire la première ligne, j’avais déjà trouvé le titre : « Ricardo ».
Ce n’est qu’après avoir écrit le mot FIN que j’ai ajouté la pastèque.

Intéressant, non ? 

*

C’est en rentrant de l’école à travers le désert du Serpente Azul que Ricardo rencontra la créature. Quatre miles et demi de cailloux, de buissons épineux, de sable et de cactus, c’est ce que traversait Ricardo tous les matins, tous les soirs, une heure et demie de marche sous le soleil impitoyable de la fin du printemps, dans le vent brulant de l’automne ou dans le froid sec de l’hiver. Et justement, là, c’était l’hiver.

Il n’avait pas fait aussi froid depuis 1956, cette fameuse année où même le lac salé de Guatalpa avait gelé et où la mère de Ricardo avait mis bas une paire de jumeaux pour la troisième fois. Le jeune garçon allait franchir l’étroit canyon que le Rio del Cabo-Cabo avait creusé en quelques centaines de millénaires et qui marquait le milieu de son parcours, quand il vit à une vingtaine de pas sur sa gauche une chose qui reposait Continuer la lecture de Ricardo et la pastèque géante

Poutine, Trump, Cortés et Cie

Quand les premières nouvelles du débarquement d’Hernan Cortés,  parvinrent à la capitale de l’Empire aztèque, Moctezuma II convoqua immédiatement ses plus proches conseillers. Quelle attitude adopter face à ces visiteurs inattendus arrivés d’on ne sait où à bord de curieuses cités flottantes ?
Certains estimèrent qu’il fallait repousser les intrus sur-le-champ. Il n’aurait pas été difficile pour les troupes impériales de venir à bout de quelques centaines d’impudents qui avaient osé pénétrer sur les terres de la Triple Alliance sans y être invités. « Oui, mais », dire les autres. D’après les premiers rapports sur les étrangers, ceux-ci semblaient dotés de pouvoirs surnaturels : ils étaient entièrement recouverts de métal, contre lequel se cognaient les fléchettes les plus acérées. Ils chevauchaient de grandes bêtes, comme des cerfs, qui leur obéissaient au doigt et à l’œil. Et surtout, ils maîtrisaient le souffle de feu et le tonnerre de sarbacanes leur permettant de tuer tous ceux qui s’opposaient à leur volonté. Et si, au lieu de barbares impudents, il s’agissait de dieux ? Et si leur chef, blanc, barbu, Continuer la lecture de Poutine, Trump, Cortés et Cie

Go West ! (85)

(…) Quand les roseaux divulguèrent à tout vent le secret du roi Midas, Mansi éclata de rire. Elle se pencha vers moi à travers le lit pour m’embrasser sur la joue. J’étais content de la voir gaie à nouveau. J’en étais tout attendri.
Nous étions en train de devenir vraiment intimes, tellement intimes que nous nous sommes endormis, chastement, dans les bras l’un de l’autre.

J’ouvre les yeux et regarde autour de moi. Mansi dort encore. Elle a dû se lever dans la nuit car la baie vitrée de la chambre est à moitié ouverte ; le rideau aussi. La lumière et la fraîcheur du petit jour entrent dans la pièce. Mansi est étendue sur le ventre ; ses deux avant-bras sont repliés sous sa tête qui est tournée vers l’autre côté ; ses cheveux bruns épars me cachent son visage ; ils tranchent sur la blancheur du drap. Avec précaution, je me redresse sur un coude pour mieux la regarder. Sur sa peau mate et brune, entre ses omoplates, sa tache de naissance apparaît dans une nuance de brun à peine plus foncée ; de mémoire, j’essaie d’y placer Sidney et Melbourne, puis mon regard quitte l’Océan Pacifique pour descendre plein sud le long des courbes de son corps jusqu’à sa taille où apparaît le tropique de la bordure du drap. Entre le pouce et l’index, je soulève délicatement la toile et la fait glisser jusqu’à ses chevilles. Mansi n’a pas bougé ; c’est à peine Continuer la lecture de Go West ! (85)

¡ Adelante !

par MarieClaire

Elle s’appelait Soledad, ses parents l’avaient conçue au cours d’un voyage en Espagne. Mais elle était née à Paris-à Belleville, exactement.
Belleville, c’est pas le Pérou, ça grouille, ça piaille, ça n’a pas le sou ! Elle eut tout de même une enfance tranquille, fille unique d’ouvriers heureux.
Son prénom la faisait rêver. Dès l’enfance, elle se sentit d’ailleurs. Les hivers gris, les pavés froids, les nez qui coulent, ça n’était pas pour elle, elle n’était pas faite pour eux. Elle disait non à tout cela, secouant sa tête brune, faisant tinter les anneaux qu’elle portait aux oreilles et tournoyer ses jupes bariolées.

Le jour même de ses dix-huit ans, elle s’empara des économies familiales, Continuer la lecture de ¡ Adelante !

Au jardin des analogies

par Lorenzo dell’Acqua

Au Jardin des Analogies

         Je me demande si ce n’était pas pour me réchauffer que j’étais entré la première fois au Louvre où m’émerveillèrent les antiquités égyptiennes et les taureaux ailés de Khorsabad, les émaux de Limoges dans une salle immense et déserte, la Grande Galerie, quintessence de la peinture italienne ainsi que les sculptures médiévales avec l’émouvante Marie-Madeleine d’Erhart. Ma curiosité me fit ensuite découvrir les Impressionnistes à Orsay et la Peinture Moderne à Beaubourg. Dès lors conquis, j’enchaînai avec l’Orangerie, Marmottan, Jacquemart-André, le MAM, le Petit Palais et je pris toutes les cartes d’abonnement possibles pour échapper aux files d’attente

         Mon aventure photographique ne commence que plus tard, en 2016, quand je cessai mon activité (professionnelle) ce qui m’incita peut-être inconsciemment à m’en créer une nouvelle. Au début, c’était la beauté des rencontres entre les œuvres et les visiteurs que je voulais prendre en photo. Et puis, un peu par hasard, m’apparurent d’étonnantes correspondances entre eux. Les femmes eurent très tôt ma préférence car, même photographiées de dos, elles étaient toujours belles alors que les hommes Continuer la lecture de Au jardin des analogies

Go West ! (84)

(…) Alors, Sinquah est retournée au bar qui l’avait employée et le patron lui a redonné son travail et son placard. Elle a repris le service en salle, la vaisselle, le ménage pendant que moi, j’aidais comme je pouvais, je courais entre les tables, je jouais dans l’arrière-cour.  Nous sommes restés là presque un an et puis un matin, ma mère m’a dit d’aller chercher ma poupée et de monter dans le pick-up du patron. Il allait nous reconduire à la réserve, à Shungopavi. Nous allions y vivre heureux pour toujours au milieu du peuple Hopi… »

Quand nous sommes arrivés là-bas, j’ai bien vu que nous n’étions pas accueillies comme ma mère me l’avait dit. Aucun homme ne voulut d’elle comme épouse. Elle dû faire des petits travaux pour ceux qui voulaient bien lui en donner et elle avait du mal à nous nourrir toutes les deux avec ce qu’on lui donnait en échange. Personne ne lui parlait jamais sauf pour lui lancer des ordres ou des insultes. Elle pleurait tous les soirs et je pleurais avec elle. Un matin, à mon réveil, elle n’était plus là, et je ne l’ai jamais revue. Plus tard, on m’a raconté qu’elle était partie seule marcher dans le désert et qu’elle s’était fait mordre par un serpent. C’est un enfant qui l’avait retrouvée morte dans le désert. C’est à ce moment que j’ai été adoptée par une famille du village. Mais ça, je te l’ai déjà raconté. »

Mansi s’est tue un moment. Assise sur le lit, Continuer la lecture de Go West ! (84)

Floue

par MarieClaire (Première diffusion le 26/10/2017)

La seule chose que j’apprécie vraiment c’est le flou. Le flou des choses, le flou des gens. C’est un état confortable que je connais bien, je suis moi-même quelqu’un de flou.

Tout d’abord il y a mon physique. On ne peut donner de moi une description très précise : ni grande ni petite, ni grosse ni maigre, ni brune ni vraiment blonde… Je m’habille de vêtements larges, presque informes, indéfinissables, rien de compromettant.

Ma pensée elle aussi est floue. Je n’ai pas d’avis tranchés, je ne prends aucune décision, j’attends que les autres le fassent pour moi. Nul ne peut se flatter de connaître mes opinions politiques, d’ailleurs je n’en ai pas, je ne vote évidemment pas.

Je n’ai jamais pu dire oui à un homme, je n’en ai gardé aucun. Bien entendu, je n’ai pu envisager d’avoir un enfant. Je suis seule.

Je flotte, je suis une non-personne. Je ne suis capable Continuer la lecture de Floue