Archives de catégorie : Fiction

Go West ! (7)

(…)  Je regarde autour de moi : la pièce est plutôt grande ; la moquette rouge framboise est tachée ici et là de grandes plaques sombres et marquée de brulures de cigarettes ; un édredon usé assorti à la moquette couvre le lit qui est immense ; un fauteuil bas fait face au téléviseur posé sur un guéridon de bois au vernis écaillé ; une table et une chaise de même style achèvent de compléter le mobilier ; le reste est vert d’eau, les murs, le plafond, les rideaux, la porte de la salle de bain, même la face intérieure de la porte d’entrée, tout est vert d’eau. C’est lugubre. Mais au moins, c’est assorti au voile de tulle que la fille porte toujours.

J’entre, je pose les deux sacs au sol à côté de la table, et je reste là, immobile, ne sachant que faire. Le conditionneur d’air vibre et couine doucement dans son coin, la télévision diffuse silencieusement une publicité en noir et blanc. La fille s’approche, referme la porte d’une poussée et se plante devant moi, les bras ballants, la tête légèrement inclinée. Ça lui donne l’air interrogateur, peut-être même un peu dubitatif. C’est une sorte de défi. L’instant est crucial, la gêne est insupportable, et même le crétin inexpérimenté que je suis sait qu’il faut faire quelque chose et que c’est maintenant. Je m’approche d’elle, mon cœur accélère, mes mains deviennent moites, je réalise que je n’ai pas pris de douche depuis deux jours, que je dois dégager un parfum de vestiaire de lycée, que tout cela est un peu risible. Mais que faire d’autre que continuer à suivre le scénario tout tracé ? Je pose mes mains de part et d’autre de sa taille Continuer la lecture de Go West ! (7)

Go West ! (6)

(…) Mais aujourd’hui, dans cette immense voiture qui glisse dans la nuit, avec cette fille au volant qui pose sa main sur mon genou, dans cette situation quasi hollywoodienne, je ne sais pas comment réagir.
Étrange pays tout neuf où les hôtesses de l’air vous consomment comme un soda rafraîchissant pour disparaitre définitivement quelques heures plus tard, où les filles en décapotable vous ramassent sur la route pour vous faire des avances sans équivoque, étrange pays tout neuf où les filles se conduisent comme des garçons.
Étrange, grand et beau pays… différent.

Je pense à la jolie petite Patricia… tout aussi américaine que la fille qui est assise à côté de moi et que Carol, l’hôtesse de l’air… pourtant elle ne m’a pas jeté après usage, elle ; elle est partie, c’est vrai, mais c’était pour rentrer à Bethesda, chez ses parents ; elle ne m’a pas fait d’avances, la jolie petite Patricia. Pour elle, j’ai dû déployer toute ma technique du Non, je ne te drague pas. Elle y a succombé, du moins l’ai-je cru à cette lointaine époque, et moi, je suis tombé amoureux. Et voilà que, pour elle, je suis en train de traverser l’Amérique à côté d’une fille qui me serre le genou.

Je ne me suis jamais trouvé dans une telle situation. Je n’ai pas de musique de Nelson Riddle dans la tête, pas de réplique spirituelle ou passionnée à disposition, pas d’expérience, pas de méthode. Je suis tétanisé, mais puisqu’il faut faire quelque chose, autant que ce soit un peu original. Doucement, gentiment — je suis français, mademoiselle, pas une brute — je prends sa main et la dirige vers le volant où je la repose. Dans le même mouvement, j’abaisse la mienne et la pose sur le haut de sa cuisse, tout près du minishort. Je retiens mon souffle, j’ai le cœur qui bat. Sans quitter la route des yeux, elle hoche lentement la tête et dit seulement :
— O.K., baby. Continuer la lecture de Go West ! (6)

Go West ! (5)

(…) Elle m’a appelé « Mon chou »! C’est gentil, mais ça me gêne un peu quand même qu’elle m’appelle comme ça. Je doute que ce soit de l’intimité. Je pense plutôt que c’est de la condescendance. Ma parole, elle me prend pour un gamin. C’est vrai que dans l’état où elle m’a trouvé, je devais plus ressembler à un poulet plumé qu’à Alain Delon. Mon chou ! Il va falloir changer ça. Bon, allons-y !
— C’est dommage, c’est une ville magnifique, vous savez. Complètement différente des villes d’ici.
— Raconte-moi, mon chou. Ça me tiendra éveillée.
— Vous êtes fatiguée ? Vous voulez que je conduise ?
Mon rêve ! Conduire au crépuscule une grosse décapotable sur une longue route de campagne américaine avec le coude à la portière et une fille sur la banquette. Mais ce ne sera pas pour tout de suite :
— Ça va. Alors, raconte-moi Paris.

Ça me va. Paris, c’est comme le cinéma, je suis plutôt bon sur le sujet. Je sors d’abord les grands classiques et je lui parle de la Tour Eiffel, des Champs-Élysées, de Montmartre. Puis, changeant de ton et de style, je passe aux lieux plus romantiques, la Seine, le Quai Saint Michel, Notre Dame, le Luxembourg. J’en suis à Saint Germain des Prés, ses intellectuels, son église et sa Place Fürstenberg. La nuit est tombée depuis longtemps. La grosse voiture avance dans un chuintement de pneus entre deux murs d’arbres ou de maïs, interrompus de loin en loin par les lumières d’une petite ville, d’une station-service ou d’un motel. Je parle, je parle, je parle. De plus en plus facilement. Ça a l’air de l’intéresser, mais d’un coup, comme ça, sans prévenir, elle allume la radio. Elle doit en avoir marre de Paris et ses environs. J’ai compris, je me tais. La radio émet une sorte de complainte. On dirait Continuer la lecture de Go West ! (5)

Minuit à Banda Aceh

(…)
Un peu plus tard dans la nuit, je suis réveillé par un mouvement du lit. Le mouvement est horizontal, régulier, d’une amplitude d’une vingtaine de centimètres, et d’une fréquence de l’ordre de la demi-seconde. Dans la clarté lunaire qui vient de la fenêtre, j’aperçois Jean-François qui me tourne le dos, assis au bord du lit, les mains bien à plat sur le matelas. Il semble provoquer le mouvement.

Sur un ton agacé, je lui demande pourquoi il secoue le lit. Il répond, très sobrement :  » Ce n’est pas moi. Il y a un tremblement de terre ».

Me revient alors en vrac à l’esprit tout ce que l’on apprend sur la conduite à tenir en cas de séisme : Continuer la lecture de Minuit à Banda Aceh

Une expédition de Lord Willoughby-Pritchard, comte de Slopsbury

(…)
Et puis, un jour, un vaisseau de haute mer apparut à l’horizon et accosta. C’était une expédition que Lord Willougby-Pritchard, le richissime comte de Slopsbury, pair du Royaume d’Angleterre et membre de la Chambre des Lords, avait lancée à la recherche de sa fille. Le Comte fut un peu contrarié de la voir rentrer au château avec une ribambelle d’enfants bronzés et dépourvus d’éducation. Il garda pourtant sa lèvre supérieure rigide, et les fit tous entrer à Cambridge, pour autant qu’ils soient des garçons. Ils y poursuivirent d’excellentes études et entrèrent dans la politique ou les affaires, comme tous les Willoughby-Pritchard depuis Elizabeth 1ère. L’ainé fut même un temps pressenti comme Ministre de l’Understatement de Sa Majesté, mais le bruit ayant couru qu’il était le petit-fils d’un chercheur d’or, il dut renoncer à la fonction. (Nous savons aujourd’hui que cette rumeur était fausse puisque son grand-père était en réalité un honorable négociant, pratiquement britannique).
Cependant, et on ne sut jamais pourquoi, le puiné déclara une passion soudaine et irrépressible qui l’amena à tout abandonner pour devenir en quelques années le plus grand et le plus fameux chasseur et collectionneur de papillons au monde. Sa collection, qui couvrait tous les murs de l’aile Ouest du château des Willoughby-Pritchard, compta bientôt plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Elle fait aujourd’hui l’admiration, toutefois mêlée d’un léger ennui, des visiteurs du British Museum auquel elle a été cédée contre le titre envié de Duke of Butterfly.(…)

Ceci était un extrait de l’Effet papillon, une nouvelle qui fait partie du recueil qui porte le titre de La Mitro.

Pour acheter, cliquer la-dessous :

Go West ! (4)

(…) La voiture a dû ralentir et s’arrêter tout doucement derrière moi, parce que je n’ai rien entendu. Le coup de klaxon tout proche me fait sursauter. Je me retourne et devant moi, il y a une grosse Ford décapotable, moteur ronronnant. A part le filet de couleur crème qui parcourt le flanc de la voiture depuis le phare avant jusqu’au feu arrière et la capote de même couleur qui est repliée sur l’arrière, toute le reste est rouge, les portières, les ailes, le capot, les sièges, les pare-soleil, tout, rouge, rouge vif. J’ai le soleil dans le dos et malgré les moustiques écrasés en arcs de cercle sur le pare-brise, je vois très bien le haut du corps de la fille qui est assise derrière volant.

J’ai toujours rêvé d’une situation comme ça. C’est mon côté Cendrillon à Hollywood. Le genre de situation où je suis garçon de café à la Contrescarpe et où Grace Kelly vient s’asseoir en terrasse, esseulée, un peu mélancolique. Le genre de situation où après que je lui aie servi son verre de chardonnay, nous lions conversation et où finalement je l’emmène visiter la ville dans ma vieille deux-chevaux. Pas en scooter parce que ça fait trop Vacances Romaines, en deux-chevaux. Ou alors, je fais du stop entre San Francisco et Los Angeles, et Marylin Monroe arrête sa superbe décapotable à côté de moi. Nous finissons la soirée incognito dans un bar de Venice Beach. Ou alors…

La fille derrière le volant porte sur la tête un voile de tulle vert amande noué sous le menton. Trois bigoudis Continuer la lecture de Go West ! (4)

Go West ! (3)

(…) Il est presque cinq heures. Le vent s’est un peu levé. Sous mon grand chêne, il n’en fait pas moins chaud pour autant mais, pendant quelques minutes, le bruissement des feuilles m’en a donné l’illusion. Le problème maintenant, c’est la poussière. Avec ma ridicule veste en daim que je n’ai pas enlevée pour ne pas faire négligé, je suis en train de me liquéfier. À chaque passage de voiture, la poussière soulevée vient se coller dans mes cheveux, sur ma figure, mon cou et jusque sous ma chemise que j’ai quand même un peu ouverte au risque de passer pour un vagabond. Heureusement, des passages, il n’y en a pas beaucoup.

*

 Pendant notre dernière escale à Gander, je n’avais pas vu Carol, occupée sans doute avec les reste de l’équipage dans une salle réservée au personnel. J’en avais profité pour annoncer aux deux autres que je resterai un peu à New-York et que je les rejoindrai plus tard en Arizona. Devant leur protestations, je n’avais pu éviter de leur donner mes raisons pour ce lâchage et donc de leur raconter ma nuit entre Shannon et Gander. Je l’avais fait dans les termes les plus galants et les plus vagues possibles, mais aussi avec un plaisir certain. Devant le motif sérieux que je leur présentais, leur colère se transforma en jalousie mêlée, j’en suis sûr, d’un certain respect. Une fois de nouveau dans l’avion, je pu glisser un mot à Carol :
— Je t’attendrai à la sortie des bagages, d’accord ?
— D’accord, dit-elle distraitement en vérifiant le verrouillage de ma ceinture de sécurité.

 *

J’en ai marre ! New-York — Flagstaff ! C’était une ânerie de vouloir faire tout ce trajet en stop. Je ne suis vraiment pas fait pour ça. Je suis fatigué, je suis sale, j’ai chaud, j’ai soif, j’en ai marre. Il faut que je trouve un bus pour me sortir de là, pour aller en ville, dans celle-ci ou dans une autre, n’importe laquelle, là où il y aura un hôtel, une bière, une douche, l’air conditionné, un réfrigérateur, quelque chose, quelque chose d’autre que ce foutu chêne dont les feuilles ne bougent même plus, quelque chose d’autre que cette foutue route qui ondule sous cette foutue chaleur. Mais comment trouver un bus ? Comment trouver la gare routière ? Dans ce foutu bled, il n’y a même pas un foutu piéton à qui Continuer la lecture de Go West ! (3)

Go West ! (2)

(…) L’annonce de la distribution de sandwiches et de Coca-Cola avait été accueillie par des hourras. Je regardai fixement l’hôtesse qui me tendait le mien : petite, menue, blonde, distante, visage d’enfant sage, elle ressemblait à Patricia. D’ailleurs, elle était coiffée comme elle : cheveux lisses tombant jusqu’au milieu de son cou et s’enroulant en une parfaite et unique boucle. Absorbé par la contemplation de ce sosie de la fille pour laquelle j’étais en train de traverser l’Atlantique, je ne faisais aucun geste pour prendre le petit sac de cellophane qu’il me tendait. L’hôtesse me fusilla du regard et laissa tomber le sandwich sur mes genoux. Je tentai de lui adresser un mot d’excuse, mais elle était déjà passée à la rangée suivante.

Au moment où je finissais mon sandwich, l’avion commença à tanguer. Je me levai et me dirigeai en titubant vers l’arrière de la cabine. Les six dernières rangées étaient vides et deux des trois hôtesses dormaient, allongées en travers des sièges. Tout au fond, dans l’office, la mienne buvait un café, appuyée contre la porte de secours. Une chance…
— Mademoiselle, vous avez oublié de me donner mon Coca tout à l’heure, dis-je pour amorcer la conversation.
— Désolée. Qu’est-ce que vous voulez boire ?
Elle ne m’avait pas reconnu.J’ai regardé le petit badge agrafé à son chemisier : Carol. Je pensai : c’est joli, Carol.
— J’aimerais bien un café, s’il vous plait. Dites, je voulais m’excuser…
— Vraiment ? Pourquoi ? dit-elle distraitement en s’activant autour de la cafetière.
— Tout à l’heure je vous ai regardée fixement. Vous n’avez pas aimé ça.
— Ne vous en faites pas. C’est tous les jours que…
— Mais c’était parce que vous ressemblez à une fille que je connais…
— Ça aussi, c’est tous les jours.
C’est à ce moment que le pilote a dit dans le micro que ça allait bouger pas mal et qu’il valait mieux s’attacher. Carol et moi, nous nous sommes assis côte à côte dans la dernière rangée. Continuer la lecture de Go West ! (2)

Go West ! (1)

Il était une fois l’Amérique.  Et la même fois, il était aussi un jeune homme que l’Amérique faisait rêver. Le jeune homme et l’Amérique vécurent ensemble presque tout un été, l’été 62.
Dans cette nouvelle série par épisodes, c’est l’histoire de ces quelques semaines de découverte, d’aventure, d’amour, de violence, de déception et d’enthousiasme que je vais vous raconter.
Comme  souvent, j’ai écrit cette histoire à l’avancement, sans point de vue ni horizon préconçus, choisissant des faits, en éliminant d’autres, en transformant certains, en inventant quelques fois, ne gardant comme guide que la ligne floue et pointillée de la réalité vécue.
Et comme souvent, je commence à vous la raconter alors que son écriture n’est pas achevée.
Je n’ai pas l’intention de tout dire et pas davantage celle de ne dire que la vérité. Mais aujourd’hui, qui se soucie de la vérité ?
Ce que vous allez lire n’est donc ni un journal de voyage ni l’amorce d’une future autobiographie. Certains diront que c’est une exploration sans envergure, une aventure au petit pied. D’autres, bien informés, diront que c’est un tissu de mensonges, une confession narcissique.
Moi, je dirai plutôt que c’est un récit choisi, une autofiction.
Go West !

Je m’arrange avec mes souvenirs en trichant comme il faut.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit
 Tout en parlant, il inventait force mensonges semblables à la vérité.
Homère, Odyssée
Go West, young man and grow up with the country !
Horace Greeley, Hints towards reforms

 

Cette année-là, les accords d’Évian avaient été signés en Mars, Kennedy était entré dans sa deuxième année de mandat, Marylin Monroe avait encore quelques semaines à vivre et je n’avais pas encore vingt ans.  J’avais échappé à la guerre d’Algérie, le nouveau président des États-Unis me fascinait, et j’étais amoureux de Marylin.

Au départ, nous étions trois, trois de la même Continuer la lecture de Go West ! (1)

Rendez-vous à cinq heures avec Paddy

 

la page de 16h47 est ouverte…

Comme suite aux articles d’hier et avant-hier, Paddy voudrait qu’on l’appelle Didier. 

Appelez-moi Didier, Didier Viguier. C’est mon nom quand je me promène à Paris en vêtements civils, des vêtements parisiens que j’ai acheté À la Samaritaine quand je suis arrivé à Paris il y a un an, le 16 mai 1941. Dans une semaine, le 23 mai, ce sera mon vingt-deuxième anniversaire et mon jour de fête, celui des Didier, les souhaités selon l’origine de ce prénom. Mais je ne serai plus à Paris pour fêter ce double événement car je serai en route pour le front de l’Est. Pourquoi ? J’y viendrai plus loin mais en attendant voici une première explication. C’est parce que mon vrai nom est Dieter Wiegenfeld, je suis allemand, mais pour les français seulement je suis Didier Viguier. Je me suis attaché à ce nom, un viguier en vieux français était un petit juge local, une profession à laquelle je me destinais quand je faisais mes études de droit à Heidelberg.

J’aime amoureusement Paris. À chaque moment de permission qui me libère de la Kommandantur où je suis affecté je visite tous les quartiers de la ville. Il ne m’a pas été difficile de me procurer à la Kommandantur de faux papiers d’identité français au nom de Didier Viguier. Dans tous les quartiers de Paris, que ce soit à Ménilmontant, à la Butte aux Cailles ou à Saint Germain des Prés, je me sens bien, j’aime parler avec les gens Continuer la lecture de Rendez-vous à cinq heures avec Paddy