(…) Quand les roseaux divulguèrent à tout vent le secret du roi Midas, Mansi éclata de rire. Elle se pencha vers moi à travers le lit pour m’embrasser sur la joue. J’étais content de la voir gaie à nouveau. J’en étais tout attendri.
Nous étions en train de devenir vraiment intimes, tellement intimes que nous nous sommes endormis, chastement, dans les bras l’un de l’autre.
J’ouvre les yeux et regarde autour de moi. Mansi dort encore. Elle a dû se lever dans la nuit car la baie vitrée de la chambre est à moitié ouverte ; le rideau aussi. La lumière et la fraîcheur du petit jour entrent dans la pièce. Mansi est étendue sur le ventre ; ses deux avant-bras sont repliés sous sa tête qui est tournée vers l’autre côté ; ses cheveux bruns épars me cachent son visage ; ils tranchent sur la blancheur du drap. Avec précaution, je me redresse sur un coude pour mieux la regarder. Sur sa peau mate et brune, entre ses omoplates, sa tache de naissance apparaît dans une nuance de brun à peine plus foncée ; de mémoire, j’essaie d’y placer Sidney et Melbourne, puis mon regard quitte l’Océan Pacifique pour descendre plein sud le long des courbes de son corps jusqu’à sa taille où apparaît le tropique de la bordure du drap. Entre le pouce et l’index, je soulève délicatement la toile et la fait glisser jusqu’à ses chevilles. Mansi n’a pas bougé ; c’est à peine si le rythme de sa respiration a changé. Elle est belle. Je n’ose plus un mouvement, plus un souffle, je suis figé dans ma contemplation. Je sens monter en moi un trouble qui me serre la gorge, une émotion mêlée d’affection et de désir charnel. Je voudrais la réveiller doucement, d’un souffle, d’un frôlement, je voudrais qu’elle se tourne vers moi, qu’elle me sourie, qu’elle me dise encore une fois « embrasse-moi » comme l’autre matin, peut-être avec tendresse cette fois-ci, je voudrais juste la toucher du dos de ma main. Mais son sommeil me semble si parfait, si confiant que je n’ose pas l’interrompre avec un désir qui pourrait l’importuner ou même seulement l’agacer. Et puis je me sens bien, reposé, tranquille… installé. C’est cela, je me sens installé. Je n’éprouve plus cette sourde inquiétude, cette tension permanente qui n’a pas cessé de m’habiter depuis cette nuit du 4 août. Je me sens à l’abri de mon passé récent, je n’ai plus d’angoisse pour les jours qui vont venir. En réalité, je me refuse à penser au-delà de la journée qui commence. Ce que je veux, c’est ne rien faire qui puisse écourter ce moment.
C’est bientôt l’aube, le moment le plus frais de la nuit. Je m’allonge sur le dos et tire le drap sur nous jusqu’à la hauteur de nos tailles. Je pousse un soupir d’aise, heureux. Un instant passe et je m’endors, en paix.
Lorsque je me suis réveillé un peu plus tard, Mansi n’était plus dans le lit. La chambre était plongée dans la pénombre, la baie avait été refermée et le rideau tiré. Par la porte restée ouverte, j’entendais des bruits devenus familiers : grésillements de friture et vaisselles entrechoquées d’un breakfast en cours de préparation, cacophonie musicale d’un dessin animé à la télévision, ronronnement de l’air conditionné. Tout était calme, déjà presque habituel. Je m’étirai longuement et décidai de ne pas bouger. C’est ainsi que, parfaitement réveillé, les yeux grand ouverts, le regard fixé au plafond, les doigts croisés derrière la nuque, je jouais un instant à celui qui attend que sa maîtresse vienne lui demander de partager le petit-déjeuner qu’elle est en train de préparer. Peut-être allait-elle même me l’apporter au lit ? Mais je savais bien que cette attitude de mâle satisfait n’était qu’une pose, un nouveau rôle que je me donnais pour flatter mon amour-propre pendant un court instant, mais dont je me doutais qu’il ne tiendrait pas longtemps devant une personnalité comme celle de Mansi.
J’essayais d’analyser mes sentiments. Je n’avais pas oublié mes récentes velléités de refroidissement de mes relations avec Mansi, mais à présent, je me demandais si j’en avais vraiment envie. Pourquoi ne pas rester encore un peu ? Quelques jours, une semaine, deux ? Bien sûr, plus je resterais à Barstow, moins je serais avec Patricia ; et Patricia, c’était quand même la fille dont j’étais amoureux depuis notre premier soir à Zermatt, celle qui m’avait accueilli dans son lit si naturellement, celle à qui depuis j’avais écrit presque chaque semaine, Patricia que j’espérais depuis des mois et pour qui j’avais fait ce voyage, Patricia qui m’attendait chez elle à Washington ; oui, Patricia, bien sûr… une jolie jeune fille réservée dont les parents habitaient une banlieue chic de Washington, fréquentaient un Country Club dont seuls les WASP pouvaient être membres et envoyaient leur fille unique faire du ski en Suisse… mais Patricia, mis à part l’exotisme de sa nationalité, pas si différente des filles du XVIème arrondissement qu’il m’arrivait de fréquenter à Paris … Patricia, un flirt plus poussé que d’habitude, un amour digne d’un adolescent.
Au contraire, Mansi… Mansi, c’était autre chose, une personnalité, une femme, à moitié indienne, veuve de guerre, seule, indépendante, volontaire, sans barrières apparentes et, je venais de m’en rendre compte, capable de tendresse. En à peine plus de deux jours et deux nuits, Mansi m’avait fait découvrir tant de choses si étrangères à mon univers habituel, l’excès d’alcool, la marijuana, le Hopi Sedona Special, sans parler des expériences sexuelles. Pendant cette période, qu’on pourrait dire d’apprentissage, je m’étais laissé porter, mener, j’avais subi, plutôt timide, souvent passif. J’avais dissimulé mon ignorance sous des dehors blasés qui, sans doute, n’avaient trompé personne. De son côté, la plupart du temps, elle s’était comportée avec moi non pas avec froideur, mais comme si ce que nous faisions était parfaitement normal, habituel, comme on fait poliment la conversation à quelqu’un que l’on reçoit chez soi. Mais maintenant, je sentais que c’était différent. Cette dernière nuit, intime, avec ses fâcheries et ses réconciliations, avait fait naitre chez elle, j’étais en train de m’en rendre compte, un sentiment de tendresse et d’affection – je n’osais pas dire d’amour – que je n’étais pas loin de partager.
Et puis, il faut bien le dire, Patricia était à des jours et des miles d’ici. Mansi, elle, était là, dans la pièce voisine, nous avions dormi ensemble et elle était en train de me préparer un petit-déjeuner. La lointaine jeune fille ne pesait plus grand chose devant la femme qui était à côté. Je décidai de rester. Combien de temps ? Une semaine, deux semaines, un mois… un mois ? Pourquoi pas ? Je n’aurai pas le temps devoir Patricia ? Et alors ? Non, un mois, ce n’était pas possible. Mon avion pour Paris décollait le 16 septembre, et il me faudrait bien une semaine pour rallier New-York. Mais trois semaines… même quatre… j’avais tout le temps. Je pourrai même passer un jour ou deux à Washington. Ou pas.
Il fallait encore que Mansi soit d’accord et il n’était pas question que je le lui demande. « Euh, dis-moi, Mansi… Ça ne t’ennuierait pas que je reste encore un petit mois chez toi ? » Non, je ne me voyais pas dire ça. Il fallait que ce soit elle qui demande. Ça, évidemment, ce serait l’idéal : « Tu sais, Phil, j’aimerais que tu restes encore… » Non, le mieux, ce serait un non-dit, une prolongation de la situation, jour après jour, sans demande, sans parole que je puisse regretter plus tard, sans engagement, une reconduction tacite en quelque sorte. Ensuite, on verrait bien…
A SUIVRE