Go West ! (84)

(…) Alors, Sinquah est retournée au bar qui l’avait employée et le patron lui a redonné son travail et son placard. Elle a repris le service en salle, la vaisselle, le ménage pendant que moi, j’aidais comme je pouvais, je courais entre les tables, je jouais dans l’arrière-cour.  Nous sommes restés là presque un an et puis un matin, ma mère m’a dit d’aller chercher ma poupée et de monter dans le pick-up du patron. Il allait nous reconduire à la réserve, à Shungopavi. Nous allions y vivre heureux pour toujours au milieu du peuple Hopi… »

Quand nous sommes arrivés là-bas, j’ai bien vu que nous n’étions pas accueillies comme ma mère me l’avait dit. Aucun homme ne voulut d’elle comme épouse. Elle dû faire des petits travaux pour ceux qui voulaient bien lui en donner et elle avait du mal à nous nourrir toutes les deux avec ce qu’on lui donnait en échange. Personne ne lui parlait jamais sauf pour lui lancer des ordres ou des insultes. Elle pleurait tous les soirs et je pleurais avec elle. Un matin, à mon réveil, elle n’était plus là, et je ne l’ai jamais revue. Plus tard, on m’a raconté qu’elle était partie seule marcher dans le désert et qu’elle s’était fait mordre par un serpent. C’est un enfant qui l’avait retrouvée morte dans le désert. C’est à ce moment que j’ai été adoptée par une famille du village. Mais ça, je te l’ai déjà raconté. »

Mansi s’est tue un moment. Assise sur le lit, ses bras entourant ses genoux, le regard lointain, elle semblait réfléchir. Et puis, elle a dit :
— Petit à petit, dans le village, on m’a fait comprendre que ma mère allait avec les hommes, pour de l’argent, pour un peu de maïs ou un morceau de jack-rabbitt. On m’a dit aussi que le jour de sa mort, elle avait marché dans le désert jusqu’à ce qu’elle trouve le rattle-snake qui l’avait tuée… Ma mère s’était suicidée… de la pire des façons.

L’histoire était terrible et j’étais sincèrement ému. J’aurais voulu consoler Mansi, la faire penser à autre chose qu’à cette mort horrible mais je ne savais pas comment m’y prendre. Le mieux, c’était de changer de sujet, de parler de moi par exemple. Mais lui raconter quoi ? Mon enfance facile, mes vacances aux sports d’hiver, mes études sans histoires, mes premières amours sans intérêt ? Je ne trouvais rien de drôle à lui raconter, quitte même à me rendre ridicule, rien d’instructif ou d’original non plus, ni de romantique, ni d’aventureux. La première et la seule chose aventureuse que j’aie jamais vécu, c’était justement ici et maintenant, avec la mort de Marylin, la fuite à travers la Californie, les jours et les nuits chez elle, chez Mansi, à Barstow. Mais, de tout ça, je ne pouvais rien dire.

Le silence se prolongeait. Je ne pouvais pas laisser Mansi s’endormir sur le souvenir de cette tragédie. Il fallait que je trouve quelque chose, vite, et je trouvai.
« Contes et légendes de la mythologie grecque » Je le revois encore, ce bouquin ; elié, cartonné, avec en couverture la photographie d’un vase antique représentant le combat d’Héraclès et du lion de Némée. Quelqu’un me l’avait offert pour ma communion solennelle. Une drôle d’idée pour une fête catholique que de me donner à lire ces légendes païennes de dieux et de demi-dieux, de tromperies et d’infidélités, de héros intrépides et de monstres invincibles, ces histoires pleines de fantaisie, de violence et, malgré l’expurgation, de sexe. Plus tard, adolescent puis étudiant, j’avais creusé la question en me plongeant dans des recueils plus savants, si bien qu’à l’époque je disposais d’une panoplie assez conséquente de belles histoires aptes à passionner et parfois faire rougir les jeunes filles. Encore aujourd’hui, je me souviens assez fidèlement de certaines d’entre elles, les plus simples bien sûr, et c’est sans faire appel à Wikipédia que je me sens capable de vous résumer celle que je choisis alors pour Mansi.
Tout d’abord, je pensai à Œdipe. C’était une source presque inépuisable, mais tout ce qui tourne autour de ce roi de Thèbes est trop sanglant, trop cruel, trop tragique pour être raconté à une jeune femme triste. Ulysse, peut-être, le cheval de Troie ? Pas assez fantastique, trop guerrier. L’Odyssée ? Trop difficile de faire un choix dans ses multiples aventures… Icare, Pandore, Prométhée… Je n’arrivais pas à me décider. Et puis Midas a surgi comme une évidence. Le roi Midas, c’était parfait ! Le bonhomme, avide et un peu ridicule, la morale, bien établie, et puis surtout les oreilles ! Une perle, les oreilles de Midas ! Ça la ferait surement rire.

Je me lançai donc dans les malheurs du roi des Phryges, le don qu’il avait reçu du dieu Dionysos de transformer en or tout ce qu’il touchait, le revers de cette médaille qui transformait toute nourriture en métal immangeable, ses supplications pour qu’on lui retire son don, son plongeon salvateur dans le fleuve Pactole et, pour finir en beauté, ses oreilles d’âne. Les oreilles d’âne de Midas ? Eh bien, mais ce sont celles qu’un autre dieu, Apollon, lui avait infligées pour le punir de n’avoir pas apprécié sa musique, celles que Midas cachaient sous le bonnet phrygien qu’il avait inventé pour les dissimuler, celles qui demeuraient ignorées de tous les Phrygiens sauf du coiffeur de Midas, coiffeur tenu de se taire sous peine de mort mais qui, n’y tenant plus, partit loin dans la campagne pour y creuser un trou profond, trou qu’il reboucha après y avoir crié son insupportable secret, mais dans lequel poussèrent plus tard quelques roseaux qui, lorsque le vent souffle, murmurent à qui veut les entendre : « Le roi Midas a des oreilles d’âne ! »

Bien sûr, cette histoire, je ne la racontai pas de cette manière, sobrement, sans effet, en deux temps, trois mouvements. Au contraire, j’avais pris mon temps, tout mon temps, surtout quand je m’étais aperçu que Mansi m’écoutait intensément et que, de temps en temps, elle souriait. Alors, j’avais ralenti mon récit, ajouté des détails, choisi mes mots et mes expressions, j’évitais de plaisanter aux passages amusants, je m’efforçais d’adopter le ton neutre d’un historien, et plus j’avançais dans l’histoire, plus j’y prenais plaisir, le plaisir narcissique d’écouter sa voix raconter une belle histoire, le plaisir plus noble de voir se consoler sa maitresse.
Quand les roseaux divulguèrent à tout vent le secret du roi Midas, Mansi éclata de rire. Elle se pencha vers moi à travers le lit pour m’embrasser sur la joue. J’étais content de la voir gaie à nouveau. J’en étais tout attendri.
Nous étions en train de devenir vraiment intimes, tellement intimes que nous nous sommes endormis, chastement, dans les bras l’un de l’autre.

A SUIVRE 

Une réflexion sur « Go West ! (84) »

  1. Soit je n’y connais rien, soit ça commence à ressembler à de l’amour. Si quelqu’un peut m’éclairer…

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