par Lorenzo dell’Acqua
Au Jardin des Analogies
Je me demande si ce n’était pas pour me réchauffer que j’étais entré la première fois au Louvre où m’émerveillèrent les antiquités égyptiennes et les taureaux ailés de Khorsabad, les émaux de Limoges dans une salle immense et déserte, la Grande Galerie, quintessence de la peinture italienne ainsi que les sculptures médiévales avec l’émouvante Marie-Madeleine d’Erhart. Ma curiosité me fit ensuite découvrir les Impressionnistes à Orsay et la Peinture Moderne à Beaubourg. Dès lors conquis, j’enchaînai avec l’Orangerie, Marmottan, Jacquemart-André, le MAM, le Petit Palais et je pris toutes les cartes d’abonnement possibles pour échapper aux files d’attente
Mon aventure photographique ne commence que plus tard, en 2016, quand je cessai mon activité (professionnelle) ce qui m’incita peut-être inconsciemment à m’en créer une nouvelle. Au début, c’était la beauté des rencontres entre les œuvres et les visiteurs que je voulais prendre en photo. Et puis, un peu par hasard, m’apparurent d’étonnantes correspondances entre eux. Les femmes eurent très tôt ma préférence car, même photographiées de dos, elles étaient toujours belles alors que les hommes ne l’étaient jamais.
La première correspondance fut celle d’une femme à la robe bleue mimant inconsciemment les sculptures égyptiennes exposées devant elle.
La seconde montre aussi le seul accommodement que je me suis permis, celui de suivre un visiteur qui ne manquerait pas de faire une bonne photo s’il allait voir la peinture correspondante. Ce fut le cas avec cet homme dont le sweater portait le mot Olympic en caractères majuscules. Il venait d’entrer dans la salle du Musée d’Orsay où je savais qu’il y avait l’Olympia de Manet. Non seulement il est allé la voir mais, en plus, il s’est immobilisé de longues minutes devant elle.
A chaque visite, je découvrais de nouvelles analogies portant sur les couleurs, les coiffures, les attitudes, les expressions, les ressemblances et bien d’autres choses encore. Ce thème m’apparut à la fois fascinant et inépuisable, raison pour laquelle je continue de le photographier tout en m’étant promis de cesser de le faire dès que je reviendrai d’un musée sans le moindre cliché réussi. Certains ont cru déceler dans mon comportement compulsif un début de démence sénile. Je les rassure tout de suite, il n’en est rien ! Je ne suis pas fou, je ne fais que respecter mes engagements vis-à-vis de moi-même.
La suite fut un défilé ininterrompu d’analogies toutes plus étonnantes les unes que les autres comme celle de la coiffure étrange de cette jeune femme appelée chignons macarons avec les cercles d’une toile abstraite de Rodchenko.
Un jour, je quittai la salle des Impressionnistes à Orsay au moment où y entrait une classe dont les élèves portaient un bonnet jaune ou vert pour permettre de les retrouver plus facilement s’ils se perdraient. Au sommet de chaque bonnet, il y avait un pompon. Je rebroussai chemin et les suivis, espérant qu’ils iraient s’appareiller avec une peinture. Je fus exaucé au-delà de l’imaginable puisqu’ils s’installèrent devant les Oranges et les Pommes de Paul Cézanne.
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Cette femme au joli corsage arriva elle aussi à l’exposition au moment où j’en sortais. Je revins sur mes pas et la suivis, certain que sa présence devant le tableau de Braque, Les Usines du Rio Tinto à l’Estaque, serait merveilleuse et elle le fut.
Je ne réussis à prendre qu’une seule photo de cette rencontre entre le tableau La Loge de Bonnard montrant une femme au concert portant une robe avec une fenêtre et une visiteuse qui portait une robe similaire mais où la fenêtre était située derrière son dos.
Parfois, il n’y a pas de correspondance entre le tableau et celle qui le regarde mais la rencontre est amusante ou belle, et souvent les deux à la fois.
A l’inverse, il est des photos avec une analogie qui ne me plaisent pas. Je peux en être le responsable mais la faute en incombe souvent au visiteur trop gros, trop mal vêtu, trop vulgaire, trop petit ou trop laid. Je ne les montre jamais.
Comme toujours en photo, il faut de la chance pour qu’elle soit réussie. Une double chance même : celle de voir les analogies entre visiteurs et tableaux et celle de réussir à les photographier. Au début, je ressentais une terrible frustration quand le visiteur s’était éloigné du tableau avant mon arrivée. Avec le temps, je suis devenu fataliste : une de perdue, dix de retrouvées … Je me suis toujours interdit de lui demander de revenir en arrière pour faire ma photo, sauf une fois et une seule, et je ne le regrette pas. Il s’agit de la jeune femme devant la toile de Theo van Doesburg au Centre Pompidou. La principale difficulté avait été l’obstacle de la langue car elle était étrangère et ne comprenait pas ce que je lui demandais.
Ma démarche s’apparente à la chasse. Dit-on que l’on a eu de la chance de rencontrer un sanglier, un canard ou une bécasse ? Non, jamais. On peut le rater mais on n’évoque jamais la chance ou la malchance. La maladresse, oui. Il en est de même avec la photographie dans les musées mais il arrive parfois que les conditions de tir soient aussi défavorables qu’à la chasse à cause de l’éloignement, du déplacement de la proie ou de l’interposition d’autres visiteurs. Ma démarche ressemble aussi à la pêche, mais la Miraculeuse, celle où, dans le filet rempli à ras bord, on découvre en plus un trésor.
Il m’arrive de prendre des photos par intuition sans en connaître la raison qui ne m’apparaîtra que plus tard. Il m’arrive aussi de prendre une photo pour une analogie particulière et lui en découvrir ensuite une autre beaucoup plus forte. Ce fut le cas avec Le Cheval de Géricault où l’analogie de couleurs a laissé la place à une autre analogie que je n’avais pas vue sur le coup : la queue de cheval grise de la visiteuse aurait très bien pu être celle du cheval qu’il aurait perdue un jour par accident.
Cette interprétation expliquerait la tristesse infinie de son regard. Il est surprenant d’ailleurs que le visiteur ne s’aperçoive jamais de l’analogie pourtant évidente qu’il a créée lui-même.
Une autre fois, j’avais pris en photo une jeune femme qui regardait le tableau de Van Dongen, Nini, danseuse aux Folies Bergères. Leurs tenues vestimentaires avaient été le déclencheur mais je n’avais pas remarqué qu’elles avaient toutes les deux les mains posées sur les hanches, exactement de la même manière ! Ce mimétisme pourtant fréquent chez les visiteurs des musées ne m’est apparu que plus tard.
Mes photos voudraient aussi suggérer qu’il existe un dialogue entre le tableau et le visiteur. Le personnage sur le portrait et le visiteur doivent donc se regardent ce qui oblige à prendre la photo de biais. Leurs visages doivent aussi être à peu près à la même hauteur pour rendre plausible une conversation imaginaire entre eux.
Saviez-vous que dans la Peinture Classique, le portrait a un air sévère alors que dans la Peinture Contemporaine, c’est le visiteur qui semble toujours perplexe et souvent critique. J’ai aussi appris qu’un seul portrait souriait : la Joconde. La Jeune Fille à la Perle de Vermeer présente bien des similitudes avec ce chef d’œuvre mais elle a un lourd handicap, elle ne sourit pas.
L’hiver n’est pas une saison propice : les visiteurs portent des tenues sombres et tristes. L’été, les tenues des femmes sont belles, colorées, parfois excentriques et toujours plus photogéniques.
Mon parcours incohérent dans les musées n’est motivé que par une seule chose : faire une photo originale, c’est-à-dire avec une analogie entre le visiteur et la Peinture qu’il regarde. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ces analogies sont fréquentes mais personne ne s’en aperçoit et c’est logique : le visiteur normal vient voir les peintures et non les autres visiteurs.
La crainte d’être repéré explique que, contrairement à la conviction de ceux qui regardent mes photos, je ne reste jamais très longtemps à attendre la bonne opportunité. Un vieux monsieur planté pendant un quart d’heure devant le même tableau avec son appareil photo à la main est vite remarqué par les surveillants de la salle qui viendront lui demander s’il a un problème de santé. Une autre raison qui peut sembler mensongère est mon manque de patience. Enfin, la troisième, assez surprenante mais vraie, est que cela ne sert à rien : plus vous attendez l’événement magique, moins il a de chances de survenir. L’ampleur de ma série n’est donc pas en rapport avec la durée de mes visites mais avec leur fréquence car je ne reste jamais plus d’une heure et demie dans un musée. Ma démarche est aussi motivée par ma chance inouïe d’être le seul à voir ces analogies pourtant évidentes aux yeux de ceux qui regarderont plus tard mes photos.
La première photo est en général la meilleure pour une bonne raison : c’est la scène initiale qui avait attiré mon regard. Quelques secondes plus tard, le visiteur s’est déplacé de quelques centimètres et la photo sera ratée. La majorité d’entre elles montre des scènes qui existent déjà au moment où j’entre dans la salle. Autrement dit, elles relèvent du plus pur des hasards. Je ne les recherche pas à tout prix, elles sont déjà là à m’attendre. Comme je connais l’agencement des collections permanentes, il m’arrive de suivre une visiteuse qui va faire à coup sûr une bonne photo devant un tableau exposé un peu plus loin mais cette prévision ne se réalise pas toujours. Je me souviens d’une femme à la chevelure blonde et bouclée comme celle de la Dentellière de Vermeer qui traversa la salle sans même lui jeter un oeil. D’autres vont regarder la peinture correspondante mais elles oublient de s’immobiliser devant elle.
J’ai encore une autre motivation. Aller au musée me permet de joindre l’utile à l’agréable : lors d’une visite au Louvre, je parcours au moins quatre kilomètres à pied. Cette activité ludique estdonc, en plus, utile pour ma santé. Moi, je vais au musée comme d’autres vont à la gym ! J’ai aussi le privilège d’être le seul à savoir que dans les musées, il fait chaud en hiver et frais en été, il ne pleut jamais, les femmes sont pleines de charme, tous les visiteurs, français et étrangers, sont polis et contents d’être là. L’année dernière, j’y suis allé 125 fois, soit un jour sur trois et même un jour sur deux si l’on excepte les trois mois de l’année où je ne suis pas à Paris. Cette fréquentation excessive a pour seul objectif de recueillir de nouvelles analogies qui feront peut-être un jour un livre, qui sait ?
Avec le temps est né mon sentiment de créer quelque chose d’original. L’espoir d’étonner ceux qui regarderont mes photos est devenu pour moi la plus formidable des motivations.
Laurent Mallet, mars 2025