(…) Il fallait encore que Mansi soit d’accord et il n’était pas question que je le lui demande. « Euh, dis-moi, Mansi… Ça ne t’ennuierait pas que je reste encore un petit mois chez toi ? » Non, je ne me voyais pas dire ça. Il fallait que ce soit elle qui demande. Ça, évidemment, ce serait l’idéal : « Tu sais, Phil, j’aimerais que tu restes encore… » Non, le mieux, ce serait un non-dit, une prolongation de la situation, jour après jour, sans demande, sans parole que je puisse regretter plus tard, sans engagement, une reconduction tacite en quelque sorte. Ensuite, on verrait bien…
Pour arriver à mes fins, je me disais qu’il me faudrait entourer Mansi d’affection, de tendresse, d’attentions. Il faudrait que je sois drôle, que je m’intéresse à elle, à son passé, à ses goûts, en un mot, que je me rende de plus en plus aimable. Retombant dans mon travers habituel, j’étais sur le point d’endosser une fois de plus les habits d’un personnage stéréotypé, et ce personnage, cette fois-ci, c’était Don Juan. Comme extérieur à moi-même, je pouvais m’observer en train d’élaborer ma tactique de séducteur cynique pour parvenir à profiter des bons sentiments d’une femme et de son hospitalité.
Me rendre aimable ? Je m’en sentais capable. Mais aimable à quel point ? Jusqu’où fallait-il aller ? Jusqu’à ce qu’elle m’aime ? Ce serait beaucoup. Mais après tout, pourquoi pas ? Et puis, tant que je resterai ici, je serai en sécurité… Et puis, il ne fallait pas oublier que j’étais sans argent… Et puis, le séjour chez Mansi était loin d’être désagréable… Et puis, et puis…
Plus j’avançais dans ces réflexions, plus le personnage que je m’apprêtais à jouer me paraissait déplaisant. Alors, d’un coup, je décidai de laisser tomber Don Juan. J’allais parler sérieusement à Mansi ; j’allais lui dire que je partirai bientôt, demain ou après-demain sans doute, que j’avais passé chez elle, avec elle, des moments agréables — non, ne pas dire agréable, ce serait vexant — des moments extraordinaires, des moments que je n’oublierai jamais, mais que je devais partir, que j’en était très triste, mais que…
Mais que quoi ? Pourquoi ne pas rester plus longtemps, me dirait-elle, puisque mon avion ne partait qu’à la mi-septembre ? Quelle raison lui donner ? Que je ne voulais pas vivre plus longtemps à ses crochets ? Elle dirait que ça n’avait aucune importance et même que cela lui faisait plaisir. Que j’avais une obligation majeure ? Oui, mais laquelle ? Une petite amie à voir à Washington ? Impensable ! Une obligation, un secret que je ne pouvais révéler ? Romantique, mais peu crédible ? Alors quoi ?
Dans l’incapacité où j’étais d’imaginer une raison pour justifier mon départ, la vérité finit par me sauter à la figure : je ne voulais pas partir. Au fond de moi, tout ce que je voulais, c’était rester chez elle, être avec elle. Alors, j’envoyai mes tergiversations, mes scrupules et Patricia au diable et je décidai de rester, sans projet particulier, sans date de départ, sans plan de séduction, rester, laisser venir et, comme je me l’étais promis lors de mon premier matin avec Mansi, me détendre et profiter de chaque instant comme il viendrait.
Soulagé d’avoir décidé de ne rien décider, je me levai, léger, enfilai mon peignoir et rejoignis Mansi dans le coin cuisine. Elle était en train de surveiller trois tranches de bacon qui se tordaient dans une poêle crépitante. Je me penchai pour déposer un baiser sur sa petite Australie tandis que je posai mes mains sur sa taille.
— Bonjour Mansi. Are we good, this morning ?
— Sure, we are, dit-elle d’un ton détaché. Ce sera prêt dans deux minutes. Installe-toi. Le café est sur la table basse.
Son attitude était déconcertante. On aurait dit que nous étions là, deux êtres civilisés, nous préparant à prendre en commun un petit déjeuner avant de partir chacun de son côté pour vaquer à ses affaires. Sauf qu’elle était en slip et soutien-gorge et moi en peignoir jaune trop grand pour moi ; sauf que nous avions fait l’amour je ne savais plus combien de fois au cours des dernières quarante-huit heures ; sauf que nous avions dormi sagement dans les bras l’un de l’autre ; sauf que je lui avais pratiquement sacrifié Patricia. Je persistai dans mon approche affectueuse. Mes mains quittèrent sa taille pour se rejoindre sur son ventre et j’allais pour resserrer mon étreinte quand je sentis qu’une certaine crispation naissait dans son dos. Je sursautai, dénouai mes bras et reculai d’un pas : pour elle, visiblement, ce n’était pas le moment. Vexé, je me dis pourtant que, si je voulais devenir « aimable », il fallait cacher ma vexation et lui montrer d’une manière ou d’une autre que je ne m’intéressais pas qu’à son corps. En l’aidant à installer le breakfast sur la table, tout sourire, je lui dis :
– Dis-donc ! Si on allait faire un tour tout à l’heure. On pourrait prendre ta voiture, on irait se balader un peu en ville.
Mansi s’installa sur le canapé et me fit asseoir à côté d’elle. Elle posa sa main sur la mienne et patiemment, comme si elle s’adressait à un enfant, elle m’expliqua qu’elle adorerait ça mais que ce n’était pas possible ; elle ne pouvait pas être vue en ville avec quelqu’un que personne ne connaissait ; il fallait que je comprenne ; Barstow, c’était tout petit, tout le monde connaissait tout le monde ; c’est vrai qu’elle était seule depuis des années et qu’elle aurait dû pouvoir sortir avec qui elle voulait ; d’ailleurs, elle l’avait fait, quelques fois, mais à chaque fois ça lui avait attiré un tas d’histoires.
— Tu penses, si on me voyait avec un inconnu ! Et de quinze ans de moins que moi ! Non, il faut rester discret ; ça n’empêche pas qu’on peut s’amuser de temps en temps avec des amis comme Bob et Fran par exemple, mais il faut rester discret.
– Alors, on pourrait aller dans le désert, insistai-je. Il doit y avoir des trucs à voir pas trop loin. Des trucs indiens, même ! Ça, ça m’intéresserait, des trucs indiens !
— Ce n’est pas possible, répondit-elle avec un début d’agacement. Ici, tout le monde connait la voiture de tout le monde, et tout le monde se demande qui peut bien être à l’intérieur et ce qu’ils peuvent bien faire à cette heure-là et à cet endroit. Non, vraiment, ce n’est pas possible. Désolée…
Elle avait lâché ma main et je sentais qu’il valait mieux ne pas insister. Après tout, je ne tenais pas vraiment à visiter Barstow ni ses environs et ce n’était pas pour ça que j’avais proposé une sortie.
— Dommage… Je comprends, mais c’est dommage. J’aurais bien aimé voir un village indien avec toi, ou même seulement le désert. C’est fascinant, le désert… tu sais, on n’a pas ça France…Tu m’aurais expliqué des choses, mais tant pis… Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas se recoucher quand, même ?
— Si tu veux, on peut…
Elle avait repris son ton neutre habituel et je n’arrivais pas à savoir ce qu’elle avait vraiment voulu exprimer. Était-ce l’enthousiasme : « Oh oui, Phil, retournons dans la chambre » ? Ou bien une simple constatation objective des possibilités : « Parmi les choses que nous pouvons faire ce matin, nous recoucher est un choix parmi d’autres » ? Ou encore la résignation : « Moi, j’aimerais mieux pas, mais si ça te fait vraiment plaisir… » ?
A SUIVRE