(…)
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas se recoucher quand, même ?
— Si tu veux, on peut…
Elle avait repris son ton neutre habituel et je n’arrivais pas à savoir ce qu’elle avait vraiment voulu exprimer. Était-ce l’enthousiasme : « Oh oui, Phil, s’il-te-plait, retournons dans la chambre » ? Ou bien une simple constatation objective des possibilités : « Parmi les choses que nous pouvons faire ce matin, nous recoucher est un choix parmi d’autres » ? Ou encore la résignation : « Moi, j’aimerais mieux pas, mais si ça te fait vraiment plaisir… » ?
Compte tenu de son attitude de tout à l’heure, je penchai plutôt pour la troisième version. Et puis, comme je venais de décider de m’intéresser davantage à elle, je changeai de sujet :
— Mais, dis-moi, tu ne dois pas sortir ? On est lundi aujourd’hui, non ? Tu ne travailles pas
— J’ai un petit boulot, mais seulement un jour sur deux et jamais le lundi.
— Ah bon ? Mais ça m’intéresse. Qu’est-ce que tu fais comme travail ?
Elle m’expliqua qu’elle était guide à Calico, une ville fantôme qui avait poussé au siècle dernier à une dizaine de miles à l’est de Barstow.
— Vers 1890, la ville était au milieu de cinq cents mines d’argent. Il y avait plus de quatre mille habitants, des hôtels, des bars, des bordels et même un bureau de poste. Vers 1910, les mines n’étaient plus rentables et Calico a été abandonnée. Et puis, il y a une dizaine d’année, Walter Knott, un type de Las Vegas, a racheté les ruines pour en faire une sorte de parc d’attraction. Voilà, c’est à peu près ce que je raconte aux touristes. Je rencontre des gens de partout. J’aime bien ça. Et puis Walt est devenu un ami. Au début, j’ai fait ça pour lui rendre service. Il ne me paye pas, mais il y a les pourboires.
— Et tu peux vivre avec ça ?
— Non, je ne pourrais pas. Heureusement que j’ai la pension de Bo. Ça me suffit. Et puis, j’ai un projet avec Walt. C’est moi qui ai eu l’idée et il a trouvé ça drôlement intéressant.
— Raconte !
— Voilà ; l’idée, c’est de monter un spectacle dans la ville fantôme, une reconstitution de la vie à Calico en 1900, au moment du plein boom de la ville. On retape les bâtiments, on rouvre un ancien magasin de quincaillerie, une écurie avec maréchal-ferrant, un restaurant, un ou deux bars, un faux bordel, une banque, on crée une boutique de souvenirs, peut-être même un vrai hôtel à l’ancienne. On y joue des petites scènes de la vie des mineurs avec des bagarres, des gunfights, des attaques de banque… On fait de la publicité dans les hôtels de Vegas, on installe des panneaux sur la 66… On appellera ça « Calico, The Lost City of Silver »
— Tu crois que ça peut marcher, un truc pareil ? Barstow, c’est un peu loin de tout, non ?
— Moins de trois heures de route pour L. A. ; un peu moins pour Vegas.
— Ça fait loin quand même…
— Pas dans ce pays. Tu devrais l’avoir compris depuis le temps que tu fais du stop. Les Américains sont prêts à rouler deux heures pour aller au restaurant. Ils font l’aller-retour L.A. – Vegas en un week-end, juste pour passer une nuit au casino. Alors, trois heures pour voir une reconstitution de l’Ouest sauvage, ça ne leur posera pas de problème.
— Mais il va te falloir toute une organisation, du personnel, des moyens…
— C’est prévu. Le financement, ce sera Walter. Il est d’accord. Il attend juste que j’ai finalisé mon plan. L’organisation, la direction, ce sera moi. J’ai plein d’idées. Ça fait six mois que j’y travaille. Pour ce qui est du personnel, le coin ne manque pas de chômeurs et de gens à la recherche d’un deuxième emploi. Et puis, il y a aussi les étudiants en vacances. Au besoin, je pourrai toujours faire venir des cascadeurs d’Hollywood. Et surtout, j’aurai les Indiens. Je me suis entendue avec des chefs de village Serrano et Nüwü. A condition que je leur donne le beau rôle dans les scènes de guerre avec les blancs, ils m’enverront tous les guerriers que je voudrais. J’ai dit d’accord pour le beau rôle. On verra bien après…
De plus en plus animée, Mansi continuait à détailler son projet. Les travaux qu’il faudrait réaliser en premier, la recherche des costumes et des armes d’époque, les chevaux, les ânes, les charrettes, les licences pour servir de l’alcool, les études historiques, les scenarios à écrire, les répétitions avec les figurants, les autorisations nécessaires, les rapports avec la police, tout était noté dans six cahiers qu’elle avait sortis d’une boite à chaussures glissée sous son lit. Punaisé au dos de la porte de la chambre, il y avait un plan de la ville fantôme sur lequel elle avait porté aux crayons de couleur les contours des futurs aménagements.
Elle s’était renseignée sur l’existence éventuelle de projets concurrents. Très loin, sur la côte Est, un village de colons avait été reconstruit tel qu’il était au milieu du XIXème siècle. Tout était basé sur la reproduction fidèle des bâtiments, des cultures, des outils et des costumes de l’époque. Les touristes passaient devant une succession de tableaux vivants très soignés de la vie à cette époque, mais au contraire du projet Calico, tout était figé, sans action, et pour Mansi, surement très ennuyeux. Par contre, de l’autre côté du pays, à moins de cent vingt miles d’ici, il y avait Disneyland, le parc d’attraction que Walt Disney venait d’ouvrir à Los Angeles. Gros investissement, grosse organisation, gros succès. Mais Mansi avait bien étudié la chose : Disney avait tout misé sur la féerie, la fantaisie, sur les gentils personnages de ses dessins animés, Mickey, Donald, Pluto…. Au contraire, The Lost City of Silver serait fondé sur l’histoire de la ville et sur des scènes d’action spectaculaires, violentes au besoin. Dans ce genre, il n’y avait pas grand-chose à craindre de Disneyland. Rien à craindre non plus des casinos de Las Vegas dont les spectacles se résumaient à des tours de chants de crooners et des tournées de big bands. Enfin, dans un rayon de trois cents miles autour de Barstow, en dehors des casinos de Vegas et de quelques sites naturels, il n’y avait rien pour attirer les touristes. Alors, bientôt, disait Mansi, il y aurait Calico, The Lost City of Silver. La date d’ouverture était même fixée : le 15 décembre prochain !
C’était touchant de la voir situer son projet par rapport à Las Vegas et Disneyland. Heureuse de me montrer tout ça, elle souriait. Elle avait tout étudié, tout prévu. Elle y croyait vraiment.
Mais moi, je n’y croyais pas. Je l’écoutais attentivement. Affectant la concentration, j’examinais les plans d’un œil d’ingénieur, je posais de subtiles questions, j’élevais des objections mineures, j’appréciais l’ingéniosité de certaines solutions. En bref, je manifestais de toutes les manières possibles une approbation admirative du projet mais je n’y croyais pas. Un spectacle folklorique amateur, une attraction-bidon, une revue de patronage avec des cow-boys et des indiens, pif-paf t’es mort, un attrape-touristes, un piège à ploucs, dans un bled perdu, poussiéreux et surchauffé, en plein milieu du désert, à plus de deux cents kilomètres de la première ville digne de ce nom, voilà ce que le plan m’inspirait. Tout cela manquait pour le moins de professionnalisme. Comment y croire ? Ça ne pouvait pas marcher et ça ne marcherait jamais. J’en étais désolé pour Mansi, mais je le pensais, vraiment.
Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, quand il m’arrive de penser à Calico, je me dis « Quel imbécile ! Non mais, quel crétin suffisant ! » À juger du haut de ma culture américaine de l’époque, toute faite de Steinbeck, de Tennessee Williams et de John Ford, je n’avais pas compris que les vrais Américains étaient sans cesse à la recherche des stéréotypes légendaires de leur brève histoire, la Guerre de Sécession, la Conquête de l’Ouest, la seconde Guerre Mondiale. Ils le sont toujours. Ils veulent qu’on leur raconte de belles histoires sur leur passé, des histoires d’obstination et de courage, des histoires de grands espaces, de risques insensés et de merveilleuses réussites. Depuis l’invention du cinéma, Hollywood avait assumé ce rôle et continuerait à le faire longtemps . Avec le passé de sa ville abandonnée, Mansi pouvait surement y contribuer aussi.
Je n’avais pas encore compris non plus qu’aux USA, avec une ou deux idées, un peu d’argent, pas mal de volonté et beaucoup de travail, toute entreprise est réalisable. Je ne pouvais pas imaginer qu’une métisse, veuve de guerre et sans fortune, vivant dans un trou perdu à l’écart de tout et défavorisé des dieux, puisse réussir un projet que, moi, je qualifiais avec hauteur de piège à ploucs.
Après toutes ces années, je me demande parfois si Mansi a finalement réussi à faire revivre Calico ou si elle est restée pour toujours dans sa triste maison aux rideaux toujours clos. A-t-elle a continué à faire ses pauvres fêtes hallucinées avec Bob, Fran et Brenda ou bien a-t-elle fait fortune avec son alu Walt et sa ville fantôme ? Peut-être est-elle aujourd’hui à la tête d’une entreprise de spectacles, peut-être même possède-t-elle un hôtel-casino à Las Vegas. Quoi qu’il se soit passé entre nous dans les dernières heures de mon dernier jour à Barstow, pendant un instant, je ne peux m’empêcher de le lui souhaiter. Et puis je réalise qu’avec ses années de plus que moi, à présent, Mansi est certainement morte.
Mais à l’époque du récit, je n’y crois pas à sa ville fantôme. Pourtant, je ne peux pas le lui dire. D’abord, ça lui ferait de la peine, et ça, je n’en ai pas le courage. Ensuite, si je veux rester encore un peu ici et si je veux encore coucher avec elle, il ne faut pas lui dire. Et ça, c’est ce que je veux.
— Le 15 décembre, me dit-elle ! Tu te rends compte ? Le 15 décembre !
Alors je me tourne vers Mansi et la contemple avec admiration. Puis, simplement, comme elle l’avait fait lors de notre premier matin, je lui dis à mon tour : « C’est formidable ! Embrasse-moi. »
A SUIVRE