Archives de catégorie : Textes

Go West ! (50)

(…) Un bref instant, j’ai été tenté d’ouvrir les vannes, de lui dire la vérité : « Voilà, je suis un étudiant français en voyage aux USA et j’ai des problèmes avec la police. Hier soir… »  Ce serait tellement moins fatiguant. Alors : « Voilà, Tom. Je suis un étudiant français en voyage aux USA… Tout allait bien jusqu’à hier soir à Santa Monica, et puis… » Et puis, non. Je n’allais pas lui dire ça. C’était trop dangereux. Je ne le connaissais pas, Tom. Il pourrait ne pas vouloir être mêlé à quoi que ce soit et me planter là, dans ce diner. Il pourrait même appeler la police. Je ne sais pas pourquoi il ferait ça, mais il pourrait. Je ne pouvais pas risquer ça. Et puis, j’avais encore besoin de lui. J’avais pressenti qu’il pourrait bien m’inviter à dormir chez lui. Ce serait toujours ça de gagné. Parce que je n’avais toujours que vingt dollars en poche, moi, et un sacré parcours à faire ! Je le savais parce que tout à l’heure, dans sa voiture, j’avais déplié une carte de la côte Ouest. Dans un coin, il y avait un tableau des distances : Bakersfield-Seattle : 1059 miles ! Seattle- Vancouver : 155 miles ! 1200 miles au total, près de 2000 kilomètres en tout. Ce n’est pas le moment de me faire lâcher dans ce diner perdu.

Donc, je vais mentir à Tom, comme j’avais menti à Cal pendant notre déjeuner à Electra. Je lui en dirai le moins possible, je collerai le plus possible à la vérité. New-York, Flagstaff, les amis, la Hudson 51, jusqu’au contrôle de Clemmons à Pacific Palisades, ce ne sera pas difficile.  Après, il faudra commencer vraiment à mentir, expliquer pourquoi j’étais désormais seul et sans argent et pourquoi j’étais en train de filer vers le Nord.

En fait, c’est venu tout seul. Je me suis même admiré de pouvoir dessiner en quelques secondes une histoire bien plausible qui aura en plus l’avantage de m’attirer la sympathie de l’auditoire. Grosse modo, mon histoire sera la suivante :
« Hier soir… » Je n’arrivais pas à croire que tout ça datait de moins de vingt-quatre heures ! « Hier soir, lors d’un contrôle routier à Santa Monica, un flic a subtilisé mon dernier billet de cent dollars que je gardais dans mon permis de conduire. Ah, le salaud ! Je ne m’en suis Continuer la lecture de Go West ! (50)

Go West ! (49)

(…) Du moment que ça m’éloigne de L.A., tout me va. Il n’y a pas de banquette arrière. Je jette mon sac sur le plateau et je grimpe à bord. Du côté gauche, calé contre la cabine, il y a un gigantesque réfrigérateur aux formes arrondies ; à côté du réfrigérateur, une grand fauteuil-club usé avec dedans un mexicain endormi. Le reste du plateau est encombré de chaises empilées, de tables renversées, de valises de cartons et de caisses. On est dimanche : ces gars-là doivent être des cambrioleurs ; ou alors, ils déménagent un copain. Ça redémarre brusquement. Je chancelle et m’affale sur le fauteuil-club.  Le dormeur se réveille, me regarde sans surprise et se rendort aussitôt. Je m’assieds sur une valise. Un quart d’heure plus tard, le pick-up me dépose une centaine de mètres avant la sortie pour Santa Clarita.

Il est 4 heures de l’après-midi. Hier soir, Marylin Monroe est morte à Brentwood, chez elle, et moi je suis à une centaine de miles de là, dans un diner au bord de l’US 5, un peu au sud de Bakersfield. En face de moi, il y a Tom, Tom Dooley.

Il ne s’est pas passé beaucoup de temps entre le moment où je suis descendu du pick-up des Mexicains déménageurs et celui où la voiture de Tom s’est arrêtée à ma hauteur. Vingt minutes, une demi-heure, pas davantage… Mais quand je me suis retrouvé en pleine chaleur, tout seul sur le bord de la route, à me faire secouer par les bourrasques de poussière soulevées par les camions hurlants qui me frôlaient, ça m’a laissé tout le temps pour repenser à ma situation. Elle n’était pas brillante : sans argent et probablement recherché par le LAPD, le FBI ou la CIA, ou par les trois à la fois, je risquais la prison ou pire. Pour moi, il ne suffisait plus de me débarrasser du Continuer la lecture de Go West ! (49)

Go West ! (48 bis)

FIN DE L’ENTR’ACTE

C’est au nord de Los Angeles que, le 5 juin dernier, nous avons laissé notre jeune héros au bord de l’US 5. Pour nous, c’était le 5 juin 2024, mais pour lui, c’était 22.585 jours plus tôt, le 5 août 1962. Entre son arrivée aux États Unis et le moment où nous le retrouvons, il s’est écoulé tout un mois, ou seulement un mois, comme vous voudrez, au cours duquel il a vécu quelques aventures anodines, quelques péripéties sans réelle gravité, jusqu’à cette nuit fatidique du 4 aout dans ce quartier chic de L.A., Brentwood. Si vous souhaitez revivre tout ce qui lui est arrivé, vous pouvez revenir sur les 48 épisodes qui ont précédé cette reprise de la publication de Go West ! Mais si vous ne souhaitez pas subir à nouveau cette épreuve ou que vous vous souvenez très bien de ce qui s’est passé, à partir du 1er octobre, vous allez pouvoir vivre de nouvelles aventures dont l’auteur, et il n’est probablement pas le seul, espère qu’elles auront une fin.
Pour vous remettre un peu dans le bain, je vous propose quand même de relire la fin de l’épisode 48 sur lequel l’histoire s’était arrêtée. 

(…) Après une aussi longue digression mâtinée d’allers et de retours dans le temps, je réalise que le lecteur est peut-être perdu dans la chronologie. Donc, avant de reprendre le récit, il ne me parait pas inutile de rappeler, sans trop entrer dans les détails cependant, où je l’avais laissé et même un peu avant. Voilà :
Dans la nuit du 4 aout 1962, j’avais été embarqué dans sa voiture par un flic qui me soupçonnait, à tort, de trafic de drogue et de corruption de policier. Appelé par radio, il avait dû se rendre d’urgence sur les lieux d’un suicide. Tandis que j’attendais sagement dans la voiture, j’avais vu l’acteur Peter Lawford cacher quelque chose sous sa Rolls Royce, quelque chose qu’il ne voulait pas remettre au policier. Ce quelque chose, c’était un magnétophone de poche. Pris par un de mes fantasmes habituels, j’avais commis cette folie de Continuer la lecture de Go West ! (48 bis)

LES COPAINS D’ALORS

Conte psychanalytique
par Lorenzo dell’Acqua

Nous étions plusieurs à nous interroger sur l’origine de l’immense fortune de notre bienaimé Rédacteur en Chef qui lui avait permis de se consacrer à son Œuvre Littéraire sans avoir été obligé de continuer à travailler comme tout le monde. Paddy et moi avons donc mené une enquêté pendant plusieurs mois et nous vous en livrons aujourd’hui les conclusions.

Lors d’une absence de Philippe, nous sommes allés interroger sa douce et charmante épouse afin de savoir où en étaient les recettes que lui procurait la vente de ses ouvrages littéraires. Sophie, pas rancunière pour un sou, nous apprit que la totalité de son propre héritage était passée dans l’achat des œuvres complètes de son mari sur Amazon, soit 712 kilos de pages recto-verso. A cela s’était ajoutée pour la maîtresse de maison l’obligation de faire entrer l’ensemble dans leur modeste cinq cents mètres carrés de l’avenue Foch. Aujourd’hui, comme nous avons pu le constater, à part la cuisine et la salle de bains, les autres pièces de leur appartement ne sont accessibles qu’à des acrobates. Les voisins, inquiets de la colonisation du palier puis de l’escalier de l’immeuble, ont porté plainte sans succès car les multiples connaissances de Philippe dans le milieu politico-affairiste de la cinquième république ont coupé court à ces récriminations partisanes, mesquines et égoïstes (selon lui). Continuer la lecture de LES COPAINS D’ALORS

À Illiers-Combray

C’est en revenant de vacances que nous nous sommes arrêtés à Illiers-Combray. 

Illiers-Combray — « Illiers » tout court  jusqu’en 1971, année du centenaire de la naissance de Marcel Proust où le conseil municipal vota l’augmentation du nom du village — se situe à quelques kilomètres au sud-ouest de Chartres au bord de l’autoroute Océane et jouit depuis quelques années d’un bel échangeur à son nom, avec péage, parking et tout. 

Depuis longtemps, ou plutôt, depuis le temps où je suis tombé dans la Recherche du Temps Perdu, peut-être une petite quinzaine d’années — je sais, c’est tardif, mais on ne peut pas être précoce en tout — depuis ce temps donc, j’avais le vague désir de m’arrêter un jour à Illiers-Combray, ou même de m’y rendre spécialement en un aller-retour spécifique. Mais ce désir était toujours contrarié par le manque de temps, le manque de volonté, et surtout par cette tendance presque irrésistible que l’homme a — et la femme, oui, oui, et la femme — que l’homme et la femme ont de céder à la procrastination, tendance qui nuit grandement à l’accomplissement de l’individu mais qui offre l’immense avantage de lui conserver l’illusion que rien ne sera jamais fini.
Or, par ce milieu de matinée Continuer la lecture de À Illiers-Combray

Trou de mémoire (4)

(…) Sur le piano, trônaient quelques photographies enserrées dans des cadres d’argent ou de bois verni. Elles ressemblaient à toutes les photos de famille que l’on voit exposées sur tous les pianos de toutes les maisons bourgeoises, tant cette classe sociale est respectueuse de son uniformité : groupe posant fièrement devant une automobile sur fond de pont du Gard, le même groupe figé devant la façade du Grand Hôtel de Cabourg, enfant à l’aspect fragile et romantique en costume fantaisiste de marin… Sur le lutrin, se déployait une partition musicale : « Sonate pour piano et violon – M. Vinteuil »

« Tiens, Vinteuil ! me dis-je. Comme dans l’église… »

4 . Songeur, je repris à pas feutrés ma prudente visite. Au fond du vestibule, sous le tournant de l’escalier, il y avait une porte recouverte du même papier décoratif que les murs. Je la franchis. C’était la cuisine.

« S’il vous plait ?  Il y a quelqu’un ? »

La pièce était vide, elle aussi. Pourtant, posée sur la Godin rougeoyante, une casserole dont le couvercle se soulevait par intermittence lâchait de ces bruits mouillés qui font penser au bavardage incessant d’une vieille domestique à râtelier.

Je revins au vestibule et, planté au pied de l’escalier, je tentai à nouveau de manifester ma présence. Je toussai, d’abord discrètement puis avec affectation, je frappai du pommeau de ma canne Continuer la lecture de Trou de mémoire (4)

Trou de mémoire (3)

(…) Ce n’est pas très aimable pour moi, ce que vous dites, mais je vous pardonne, mon petit, car je vois bien que vous êtes énervé. Bien que cela ne soit pas très convenable pour une jeune fille, je vais donc me rendre seule sur la place de l’Église, puisque vous m’y engagez. Je tacherai de vous en rapporter quelque chose de bon qui puisse vous rendre plus gentil. » Et elle s’éloigna de l’encadrement de la fenêtre.

Albertine disparue, à la recherche de nourriture, Alfred accroupi derrière la voiture, occupé à ses tâches mécaniques, tout autour, à l’heure où les villageois se retrouvent assemblés autour de la table familiale, ce n’était que silence. Je m’endormis.

3 . Lorsque je me réveillai, maussade et nauséeux, Alfred était à ma fenêtre.

« Monsieur, disait-il, Monsieur. J’ai pu déposer la fusée. Elle est effectivement bien cassée. Il devait y avoir une paille dans l’acier. »

Je n’eus pas le temps de demander pas comment des ingénieurs sérieux comme étaient supposés l’être Messieurs Turcat et Méry pouvaient avoir oublié un bout de paille dans l’acier car Alfred poursuivait :

« Tout à l’heure, pendant que vous vous reposiez, un villageois m’a indiqué qu’à Méséglise, un petit bourg à trois kilomètres d’ici, il y a une fabrique de matériel agricole. Elle aurait un atelier bien équipé qui devrait pouvoir réparer notre fusée. Le problème, c’est que tout bien pesé, avec l’aller, le retour, la soudure, le refroidissement et le remontage de la pièce, ça prendra bien trois ou quatre heures. Je n’aime pas trop vous laisser seuls ici pendant tout ce temps, mais le moyen de faire autrement ?

— Allez, Alfred, allez ! lui répondis-je faiblement. Faites ce qui est nécessaire. L’inconfort de la voiture n’est pas si grand que je ne puisse y rester quelques heures. Et puis ne dit-on pas ‘’À la guerre comme à la guerre !’’ ? »

Alfred disparu à son tour, Albertine, que ma sortie Continuer la lecture de Trou de mémoire (3)

Trou de mémoire (2)

(…) Ces noms, Vinteuil, Gilbert le Mauvais, Geneviève de Brabant, où les avais-je déjà entendus ? Pourquoi me paraissaient-ils familiers ? À nouveau, je fis appel à mon esprit, mais cet effort m’épuisait et je sentais venir l’un de ces étouffements dont je suis si familier. J’abandonnai ma recherche et décidai que j’étais victime de l’une de ces impressions de déjà-vu, dont on sait depuis Henri Bergson qu’elles ne sont que des illusions. Je me reposai un moment et, le calme étant revenu dans mes poumons, je rejoignis Albertine qui, toujours agenouillée, profitait à présent de la lumière de son cierge faussement votif pour se refaire une beauté à l’aide de la petite trousse de voyage que je lui avais fait livrer de chez Cartier.

2 . Alfred nous attendait à la sortie de l’église. Il avait conduit la voiture jusqu’au pied des marches du portail. Le moteur tournait. Il me dit : « Monsieur, je me suis renseigné. Comme je le craignais, il n’y a rien ici de convenable où vous puissiez y prendre un repas. Chartres n’est qu’à une trentaine de kilomètres. Si nous partions immédiatement, nous pourrions y être encore à temps pour déjeuner au Café Serpente.» Au ton plutôt pressant qu’il avait utilisé et dont il tenta d’atténuer l’insolence par un « …si cela convient à Monsieur, bien sûr…» plus conforme à nos positions sociales respectives, je devinais que déjeuner dans ce restaurant réputé était pour l’immédiat son souhait le plus cher, car on sait que dans ce genre d’établissement, les chauffeurs, s’ils mangent à l’office, sont aussi bien nourris que leurs maitres.

Je donnai mon accord pour le Café Serpente à la grande joie d’Albertine qui se mit à battre des mains tandis qu’Alfred, qui dissimulait mal sa satisfaction, engageait habilement la Turcat-Méry dans l’une des deux étroites rues qui sortaient de la place de l’Église.

C’est alors que se produisit l’un de ces banals incidents dont, lorsqu’ils surviennent, on ignore l’importance, mais Continuer la lecture de Trou de mémoire (2)

Trou de mémoire (1)

1 . Un jour que nous rentrions de la Raspelière, alors que l’émergence des tours de la cathédrale de Chartres venait de briser la monotonie de l’horizon tremblant de chaleur que formait la cime des blés, je demandai à Alfred de quitter la grand’route et de nous conduire jusqu’à cette bourgade dont le clocher avait, sans que j’arrive à en identifier la raison, attiré mon attention depuis longtemps et que j’avais souvent souhaiter visiter sans jamais y parvenir.

Alfred arrêta la voiture et, laissant le moteur tourner, il objecta qu’il serait bientôt l’heure de déjeuner et que dans un tel village nous ne trouverions certainement pas une auberge assez convenable pour que j’y puisse entrer avec une jeune personne aussi délicate que Mademoiselle Albertine.  L’objection ne tenait pas car je savais d’expérience que les origines modestes de mon amie d’une part et l’éducation qu’elle avait reçue de Madame Bontemps de l’autre lui permettaient de s’adapter à tout environnement, qu’il soit paysan, ouvrier ou bourgeois.

Bien que je ne l’aimasse plus guère Continuer la lecture de Trou de mémoire (1)

Que faut-il penser d’Histoire de Dashiell Stiller ?

Des écrivains vous répondent…

La guerre est une bien belle chose.

Pratiquée avec obstination, fureur ou élégance depuis les origines de l’homme et même, selon certains coiffeurs,  bien avant, elle a apporté à travers les siècles aux membres de l’espèce humaine d’innombrables bienfaits.

Tout d’abord, sans la guerre, de quoi aurait-on couvert les murs des musées si les scènes héroïques de nos armées et les actes de barbarie de nos ennemis n’avaient été immortalisés sur la toile ? Sans la guerre, nos carrefours seraient-ils ornés de ces allégories monumentales que la patrie reconnaissante a offertes aux morts pour la France et que l’ennemi héréditaire nous envie ? Sans la guerre, jouirait-on aujourd’hui en toute tranquillité de la pénicilline, des lunettes de soleil Ray-Ban et de la bombe à fragmentation ? Et sans elle, nos ancêtres auraient-ils connu cette merveilleuse période d’insouciance de l’avant-guerre et, nos parents, ces enthousiasmantes années de croissance de l’après-guerre ? Évidemment non !

Et sans la dernière qui lui sert de cadre historique, aurions-nous pu connaitre ce récit Continuer la lecture de Que faut-il penser d’Histoire de Dashiell Stiller ?