Trou de mémoire (4)

(…) Sur le piano, trônaient quelques photographies enserrées dans des cadres d’argent ou de bois verni. Elles ressemblaient à toutes les photos de famille que l’on voit exposées sur tous les pianos de toutes les maisons bourgeoises, tant cette classe sociale est respectueuse de son uniformité : groupe posant fièrement devant une automobile sur fond de pont du Gard, le même groupe figé devant la façade du Grand Hôtel de Cabourg, enfant à l’aspect fragile et romantique en costume fantaisiste de marin… Sur le lutrin, se déployait une partition musicale : « Sonate pour piano et violon – M. Vinteuil »

« Tiens, Vinteuil ! me dis-je. Comme dans l’église… »

4 . Songeur, je repris à pas feutrés ma prudente visite. Au fond du vestibule, sous le tournant de l’escalier, il y avait une porte recouverte du même papier décoratif que les murs. Je la franchis. C’était la cuisine.

« S’il vous plait ?  Il y a quelqu’un ? »

La pièce était vide, elle aussi. Pourtant, posée sur la Godin rougeoyante, une casserole dont le couvercle se soulevait par intermittence lâchait de ces bruits mouillés qui font penser au bavardage incessant d’une vieille domestique à râtelier.

Je revins au vestibule et, planté au pied de l’escalier, je tentai à nouveau de manifester ma présence. Je toussai, d’abord discrètement puis avec affectation, je frappai du pommeau de ma canne plusieurs petits coups sur la rampe, je montai deux marches en cognant la contremarche de la pointe de mes bottines, je toussai encore…Rien n’y fit, je n’obtins aucune réaction. Je me dis que devant une telle vacuité, poursuivre mon exploration eut été d’une extrême impolitesse vis à vis des occupants de la maison, peut-être même d’une imprudence coupable au regard de ma condition, et que la seule conduite à tenir pour un homme du monde était de battre en retraite dignement. Mais une sorte de volonté, étrange et impalpable, indépendante de la mienne, plus forte qu’elle, m’empêchait de rebrousser chemin. Était-ce à cause de ce vague sentiment de déjà-vu qui m’habitait depuis que j’avais pénétré dans l’église, ou par cet effet d’escalade d’engagement qu’Alfred Adler, ancien collaborateur de Sigmund Freud, avait défini comme la propension à prolonger dans le sens initial une suite de décisions déjà prises bien qu’elles n’aient conduit jusque là qu’à des échecs, ou plus simplement par pure curiosité ? Sur le moment, je ne cherchai pas à le savoir et je montai jusqu’à l’étage. Des quatre portes qui donnaient sur le couloir s’ouvrant devant moi, une seule, tout au bout, était entrebaillée. Sans tousser, ni appeler, ni toquer, je la poussai et entrai. La chambre était petite et tout ce qui s’y trouvait aussi : le lit, la table de chevet, la commode. Sur le lit, un chapeau de paille du genre canotier avait été abandonné sans doute au retour d’une promenade. A côté, un livre ouvert laissait voir sa couverture dont le titre sinon l’auteur m’était inconnu : François le Champi, par Georges Sand. Je pris le livre en main. Sur la page de garde, une belle écriture, sage, régulière avait inscrit à l’encre violette : « À toi mon petit Marcel, qui seras pour toujours ma petite souris des champis, pour tes neuf ans. Ta Grand-mère. » Sur la table de nuit, une lanterne magique se dressait, compliquée et fragile. L’image encore engagée dans l’objectif était celle d’un chevalier en armure. Au fond, la silhouette d’un château médiéval faisait flotter au vent ses oriflammes. Sur la commode, dans deux cadres de bois peint, deux photos seulement : l’une représentait dans toute sa gloire une femme de quarante ans dont on devinait qu’elle avait été belle, mais qui laissait voir les traces de l’âge venant avec les prémices d’un embonpoint inéluctable. L’autre photo représentait l’enfant fragile dont j’avais vu au salon le portrait en marin, se tenant cette fois-ci debout, raide, à côté d’un fauteuil majestueux sur lequel un homme était assis, l’air à la fois terrible et bon, portant jaquette et barbe noire.

Rien de remarquable ne retenant mon attention dans cette chambre, j’en ressortis pour reprendre le couloir en sens inverse. Je me dis qu’il était plus que temps pour moi de quitter cette maison avant d’être surpris par le retour inopiné de l’un des membres de ce foyer en flagrant délit de violation avec quasi effraction de leur intimité familiale. J’étais pour m’engager dans l’escalier quand, et c’était à coup sûr cette fois-ci sous l’effet de l’escalade d’engagement que j’ai citée plus haut, j’ouvris la dernière porte à main gauche. Cette chambre-là était grande et lumineuse. Sa large fenêtre, qui donnait sur la rue que nous avions empruntée tout à l’heure pour quitter la place de l’église, laissait voir une voluptueuse glycine qui pendait au mur d’en face en laissant mollement s’agiter ses rameaux sous l’effet du vent. A côté de la fenêtre, un fauteuil, installé de biais, devait permettre à qui s’y installait de surveiller toute la rue. Le lit était inoccupé mais défait. Sur la table de nuit, une tasse, vide, et une théière, tiède, attendaient à côté d’un petit gâteau doré, joufflu et cannelé. C’était l’une de ces viennoiseries, très en vogue au Faubourg Saint Germain, que l’on appelle madeleine. Je ne sais quel était ce démon intérieur — ce n’était à coup sûr ni l’escalade d’engagement, ni le déjà-vu, ni la simple curiosité — qui me poussait à demeurer encore dans cette chambre, à m’asseoir dans ce fauteuil, à me verser une tasse de ce thé, à y tremper un bout cette petite madeleine, à y gouter.

Je luttai sans véritable espoir contre cette envie, ce besoin presque irrépressible, ce démon tyrannique et j’allai y céder, rendre mes dernières armes, quand le son d’un grelot que je reconnus comme étant celui de la grille du jardin me fit sortir de ma torpeur. Je refermai la porte de la chambre mystérieuse, descendis l’escalier le plus vite mais aussi le plus silencieusement possible. Une fois dans le vestibule, j’entrouvris lentement la porte à vitrail et osai un regard dans le jardin.

C’était Alfred. En ouvrant le portail, comme je l’avais fait auparavant, il avait fait sonner la clochette. En quatre pas, j’étais sur lui et le poussai dehors. « Ah, Monsieur, me dit-il. Mademoiselle Albertine et moi vous cherchions partout. C’est donc là que vous étiez ! J’ignorais que vous aviez des connaissances dans cette maison ! En tout cas, tout est prêt. Mademoiselle Albertine a rapporté du village de quoi manger et boire et j’ai remonté la fusée réparée. Nous pourrons repartir dès que vous le voudrez. »

Albertine et moi montâmes à l‘arrière, Alfred fit démarrer la Turcat-Mery réparée et monta à bord à son tour. Pendant que la voiture traversait le village, Albertine me demanda :

« Mais que faisiez-vous donc dans cette maison ? Vous y connaissez quelqu’un ? Vous y avez des parents, des amis ? »

Négligemment, je lui répondis :

« Non, Albertine, mais je viens d’en visiter presque toutes les pièces. Ce n’est qu’une maison de petite bourgeoisie provinciale. Ses dimensions sont plutôt modestes et sa décoration est assez pauvre. La seule chose intéressante que j’y ai trouvée, c’est la photographie d’un petit garçon habillé en marin, comme je l’étais parfois moi-même quand j’avais son âge. Il aurait pu être moi. Il y avait aussi la photo d’une femme, un peu empâtée, sa mère probablement. Ce n’aurait pu être la mienne, tant ma mère était belle, l’est encore et le sera toujours. Quant au jardin, il me parait si étriqué quand je le compare au parc de la maison de ma tante où je venais enfant passer les vacances d’été que j’en ai de la peine pour le pauvre garçon de la photographie. Non Albertine, cette maison ne vous aurait pas plu. »

Les dernières constructions du village défilaient derrière les fenêtres de la voiture quant apparut sur le bord de la route la face aveugle du panneau d’agglomération. Je me retournai pour le lire.

« Illiers-Combray… Non, décidément, cet endroit ne me rappelle rien. »

 

Fin

4 réflexions sur « Trou de mémoire (4) »

  1. Écrire dans le style d’un auteur mythique dont la réputation repose justement sur son style, c’est risqué. Philippe a osé et, ma foi, c’est réussi. Mais heureusement, je n’aurai pas à lire 7 volumes, ni attendre 14 ans, pour m’en persuader. Vous verrez, le jour viendra où le panneau d’entrée d’un certain village de l’Aisne sera « Champ de Faye – Cujas ».

  2. C’est vrai, la visite de la maison d’un écrivain (e) est toujours une émotion, d’autant plus que l’écrivain n’est plus évidemment . Pas toujours pourtant… C’est une découverte intime de la personne propice à l’imagination, une remémoration (en creux?) de tel ou tel livre sous un jour nouveau ou une confirmation de l’émotion créée lors de sa lecture. Susan et moi en avons fait maintes fois l’expérience, en France, en Angleterre ou aux États-Unis. Une prochaine visite envisagée est celle de Victor Hugo à Guernesey, au printemps peut-être.

  3. Tu m’as devancée: je trouvai que c’était mieux qu’un selfie sur insta….
    L’émotion pure de visiter les maisons d’écrivains…

  4. A présent que vous avez lu les quatre parties de mon « Trou de mémoire », il faut que vous sachiez que j’ai écrit ce pastiche après ma visite de la maison de Tante Léonie à Illiers-Combray.
    Vous en saurez un peu plus en lisant ici-même et après demain « À Illiers-Combray », poignant récit de la création de « Trou de mémoire ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *