— (…) Ce n’est pas très aimable pour moi, ce que vous dites, mais je vous pardonne, mon petit, car je vois bien que vous êtes énervé. Bien que cela ne soit pas très convenable pour une jeune fille, je vais donc me rendre seule sur la place de l’Église, puisque vous m’y engagez. Je tacherai de vous en rapporter quelque chose de bon qui puisse vous rendre plus gentil. » Et elle s’éloigna de l’encadrement de la fenêtre.
Albertine disparue, à la recherche de nourriture, Alfred accroupi derrière la voiture, occupé à ses tâches mécaniques, tout autour, à l’heure où les villageois se retrouvent assemblés autour de la table familiale, ce n’était que silence. Je m’endormis.
3 . Lorsque je me réveillai, maussade et nauséeux, Alfred était à ma fenêtre.
« Monsieur, disait-il, Monsieur. J’ai pu déposer la fusée. Elle est effectivement bien cassée. Il devait y avoir une paille dans l’acier. »
Je n’eus pas le temps de demander pas comment des ingénieurs sérieux comme étaient supposés l’être Messieurs Turcat et Méry pouvaient avoir oublié un bout de paille dans l’acier car Alfred poursuivait :
« Tout à l’heure, pendant que vous vous reposiez, un villageois m’a indiqué qu’à Méséglise, un petit bourg à trois kilomètres d’ici, il y a une fabrique de matériel agricole. Elle aurait un atelier bien équipé qui devrait pouvoir réparer notre fusée. Le problème, c’est que tout bien pesé, avec l’aller, le retour, la soudure, le refroidissement et le remontage de la pièce, ça prendra bien trois ou quatre heures. Je n’aime pas trop vous laisser seuls ici pendant tout ce temps, mais le moyen de faire autrement ?
— Allez, Alfred, allez ! lui répondis-je faiblement. Faites ce qui est nécessaire. L’inconfort de la voiture n’est pas si grand que je ne puisse y rester quelques heures. Et puis ne dit-on pas ‘’À la guerre comme à la guerre !’’ ? »
Alfred disparu à son tour, Albertine, que ma sortie de tout à l’heure avait indisposée et qui voulait sans doute manifester sa désapprobation, n’étant pas encore revenue de la place de l’Église, je me retrouvai seul dans la Turcat-Méry.
À présent parfaitement réveillé et presque autant reposé, je sortis de la voiture. Le hasard avait voulu qu’elle se soit immobilisée juste devant la grille du jardin d’une maison bourgeoise enserrée dans le village. Fut-ce pour présenter à ses occupants mes excuses pour cette impolitesse involontaire, fut-ce dans l’espoir d’y trouver pour quelques heures l’hospitalité d’un refuge plus convenable que l’intérieur d’une automobile, je ne saurais le dire aujourd’hui, mais je poussai le portail et entrai dans la propriété. En pivotant, le battant de la grille n’avait pas offert de résistance mais il avait tendu pour le relâcher aussitôt le faible ressort d’un grelot dont le tintement pourtant fragile fracassa le silence du jardin. Je m’immobilisai, espérant l’apparition d’une présence ou d’une voix qui m’eut invité à entrer plus avant, mais la clochette n’avait alerté personne. J’osai trois pas de plus dans la propriété. Du côté de l’entrée, le jardin n’était guère plus large que le portail mais il allait en s’élargissant jusqu’à la façade de la maison. Un vieux cerisier distribuait majestueusement son ombre à un massif circulaire recouvert de dendrobiums, d’agapanthes et de jasmin étoilé. Le long des deux murailles qui couraient de la grille à la façade, une alternance de poiriers et de pommiers en espaliers s’agrippait à ses fils de fer. Sur le sol de graviers blancs éblouissants étaient dispersés des jarres de grès, des pots de terre cuite et des vasques émaillées d’où cascadait une abondance de pétunias, de wistérias et de clématites. Dans la partie la plus large du jardin, entre le cerisier et la maison, une table en fer ouvragé semblait avoir servi peu de temps auparavant pour un repas mais, celui-ci achevé, elle n’avait pas été débarrassée. Les verres, les couverts et les assiettes parfois couvertes d’une serviette chiffonnée attendaient patiemment au soleil tandis que quelques guêpes semblaient les examiner. Les chaises entouraient la table dans un désordre de fin de repas. Cette maison était donc habitée et les dineurs avaient dû se retirer à l’intérieur pour profiter de la fraicheur digestive offerte par ses vieux murs. Je contournai la table et passai une porte à vitrail pour pénétrer dans un étroit vestibule.
« Je vous demande pardon ! Y a-t-il quelqu’un ? »
A droite, une salle à manger encombrée de meubles massifs et sombres, en face un escalier en bois ciré dont le tournant disparaissait dans le plafond, à gauche, sans doute un salon de musique avec chaises et fauteuils tapissés tournés vers un piano droit et un lutrin. Sur le piano, trônaient quelques photographies enserrées dans des cadres d’argent ou de bois verni. Elles ressemblaient à toutes les photos de famille que l’on voit exposées sur tous les pianos de toutes les maisons bourgeoises, tant cette classe sociale est respectueuse de son uniformité : groupe posant fièrement devant une automobile sur fond de pont du Gard, le même groupe figé devant la façade du Grand Hôtel de Cabourg, enfant à l’aspect fragile et romantique en costume fantaisiste de marin… Sur le lutrin, se déployait une partition musicale : « Sonate pour piano et violon – M. Vinteuil »
« Tiens, Vinteuil ! me dis-je. Comme dans l’église… »
A SUIVRE