Trou de mémoire (2)

(…) Ces noms, Vinteuil, Gilbert le Mauvais, Geneviève de Brabant, où les avais-je déjà entendus ? Pourquoi me paraissaient-ils familiers ? À nouveau, je fis appel à mon esprit, mais cet effort m’épuisait et je sentais venir l’un de ces étouffements dont je suis si familier. J’abandonnai ma recherche et décidai que j’étais victime de l’une de ces impressions de déjà-vu, dont on sait depuis Henri Bergson qu’elles ne sont que des illusions. Je me reposai un moment et, le calme étant revenu dans mes poumons, je rejoignis Albertine qui, toujours agenouillée, profitait à présent de la lumière de son cierge faussement votif pour se refaire une beauté à l’aide de la petite trousse de voyage que je lui avais fait livrer de chez Cartier.

2 . Alfred nous attendait à la sortie de l’église. Il avait conduit la voiture jusqu’au pied des marches du portail. Le moteur tournait. Il me dit : « Monsieur, je me suis renseigné. Comme je le craignais, il n’y a rien ici de convenable où vous puissiez y prendre un repas. Chartres n’est qu’à une trentaine de kilomètres. Si nous partions immédiatement, nous pourrions y être encore à temps pour déjeuner au Café Serpente.» Au ton plutôt pressant qu’il avait utilisé et dont il tenta d’atténuer l’insolence par un « …si cela convient à Monsieur, bien sûr…» plus conforme à nos positions sociales respectives, je devinais que déjeuner dans ce restaurant réputé était pour l’immédiat son souhait le plus cher, car on sait que dans ce genre d’établissement, les chauffeurs, s’ils mangent à l’office, sont aussi bien nourris que leurs maitres.

Je donnai mon accord pour le Café Serpente à la grande joie d’Albertine qui se mit à battre des mains tandis qu’Alfred, qui dissimulait mal sa satisfaction, engageait habilement la Turcat-Méry dans l’une des deux étroites rues qui sortaient de la place de l’Église.

C’est alors que se produisit l’un de ces banals incidents dont, lorsqu’ils surviennent, on ignore l’importance, mais dont on comprendra plus tard qu’ils ont fait basculer le cours d’une existence.

Lorsqu’à peine sorti de la place, Alfred voulut tourner à droite afin de prendre la route qui traverse le village pour relier Brou à la ville de Chartres, la grosse voiture émit un claquement sec, s’affaissa légèrement et s’immobilisa brusquement.

« Une fusée ! Merde alors ! On a dû péter une fusée ! s’exclama Alfred sur un ton que je ne lui connaissais que pour apostropher l’un de ses collègues quand il le gênait dans une manœuvre.

— Qu’est-ce que cela signifie, Alfred ? »

Alors que j’avais posé ma question dans le but de savoir ce qu’était, dans une automobile, une fusée et de connaitre la nature des conséquences de sa rupture pour la suite de notre voyage, Alfred crut que je voulais lui faire reproche de la crudité de son langage.

« Ah, Monsieur ! s’exclama-t-il, confus. Que Monsieur veuille bien pardonner cette grossièreté qui n’a pour excuse que mon émotion devant la gravité de l’incident. Je voulais seulement informer Monsieur de ce que l’une des quatre fusées de la voiture de Monsieur venait de se briser.

— Et qu’est-ce que cela signifie, Alfred ? répétai-je tandis qu’il descendait de la voiture et entreprenait d’en faire le tour. Je veux dire, est-ce si grave de casser une fusée ? Après tout, de ce que vous me dites, je comprends qu’il nous en reste trois ? Ne peut-on continuer avec celles-là ?

— Impossible, Monsieur, impossible. Il nous les faut toutes ! »

Alors qu’il se penchait sur l’une des deux roues de l’arrière, et bien que, vraisemblablement, il ne s’exprimât que pour lui-même, je l’entendis reprendre le ton vigoureux qu’il avait utilisé un peu plus tôt pour prononcer son hypothèse quant à la nature de la panne.

« Ah ben, voilà ! Je le savais ! C’est la fusée ! C’est foutu pour le déjeuner chez Serpente ! Une fusée cassée, dans ce trou perdu ! C’est le bouquet ! »

Puis, changeant brusquement et de voix et de style de langage, il s’adressa à moi pour m’informer qu’effectivement la fusée de la roue arrière gauche s’était brisée, que c’était probablement réparable, mais que pour cela, il allait devoir la démonter et trouver un artisan mécanicien capable de la ressouder. Je lui donnai l’autorisation d’entreprendre tout ce qui était nécessaire et il commença à sortir du coffre une quantité d’outils dont j’avais jusqu’ici ignoré jusqu’à la possibilité que de tels instruments puissent exister.

Albertine était descendue de voiture et contemplait Alfred qui, tel le chirurgien disposant sur un linge aseptisé les scalpels, pinces, ciseaux et autres écarteurs qui lui seront utiles pour mener à bien l’opération qu’il envisage, plaçait avec méthode sur une toile de cuir épais qu’il avait étalée sur la chaussée derrière la voiture, manivelle, clés anglaises, tourne-vis, marteau, tire-boulons, pinces et autres instruments étranges que je ne saurais nommer. Mais au bout de quelques instants, elle parut s’ennuyer et vint me parler à la fenêtre de la voiture dans laquelle j’étais resté assis.

« Mon petit Chéri, me dit-elle, je meurs de faim. Puisque cela parait fichu pour le Café Serpente, nous pourrions retourner à pied jusqu’à la place de l’Église pour y acheter de quoi nous nourrir un peu. Nous y trouverons certainement des fruits, du pain, peut-être même du fromage ou du jambon du pays. Ils n’ont surement pas votre champagne, mais peut-être qu’une bouteille de leur meilleur vin nous sera buvable ? Qu’en pensez-vous, mon Chéri ? »

« Écoutez, ma petite Albertine, je suis bien trop fatigué pour envisager seulement de sortir de cette voiture. Alors, retournez là-bas, achetez ce que vous voudrez, allez même boire un pichet de vin rouge avec les garçons de ferme dans le troquet de la place si cela vous plait, faites comme bon vous semble mais laissez-moi en paix, que je puisse me remettre de ces évènements contrariants et me reposer un peu de votre conversation !

— Ce n’est pas très aimable pour moi, ce que vous dites, mais je vous pardonne, mon petit, car je vois bien que vous êtes énervé. Bien que cela ne soit pas très convenable pour une jeune fille, je vais donc me rendre seule sur la place de l’Église, puisque vous m’y engagez. J’essaierai de vous en rapporter quelque chose de bon qui puisse vous rendre plus gentil. » Et elle s’éloigna de l’encadrement de la fenêtre.

Albertine disparue, à la recherche de nourriture, Alfred accroupi derrière la voiture, occupé à ses tâches mécaniques, tout autour, à l’heure où les villageois se retrouvent assemblés autour de la table familiale, ce n’était que silence. Je m’endormis.

A SUIVRE

 

Une réflexion sur « Trou de mémoire (2) »

  1. La barre est haute en cette rentrée littéraire: nous donner l’illusion de parcourir un manuscrit miraculeusement re découvert…: un inédit du petit Marcel.
    Le sport de haut niveau est à l’honneur: c’est un marathon auquel s’attele PC: le mobile est en place ,
    le jardin va hiverner, c’est le temps de l’écriture, loin des cafés parisiens, du Luco…

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