Trou de mémoire (1)

1 . Un jour que nous rentrions de la Raspelière, alors que l’émergence des tours de la cathédrale de Chartres venait de briser la monotonie de l’horizon tremblant de chaleur que formait la cime des blés, je demandai à Alfred de quitter la grand’route et de nous conduire jusqu’à cette bourgade dont le clocher avait, sans que j’arrive à en identifier la raison, attiré mon attention depuis longtemps et que j’avais souvent souhaiter visiter sans jamais y parvenir.

Alfred arrêta la voiture et, laissant le moteur tourner, il objecta qu’il serait bientôt l’heure de déjeuner et que dans un tel village nous ne trouverions certainement pas une auberge assez convenable pour que j’y puisse entrer avec une jeune personne aussi délicate que Mademoiselle Albertine.  L’objection ne tenait pas car je savais d’expérience que les origines modestes de mon amie d’une part et l’éducation qu’elle avait reçue de Madame Bontemps de l’autre lui permettaient de s’adapter à tout environnement, qu’il soit paysan, ouvrier ou bourgeois.

Bien que je ne l’aimasse plus guère depuis la dernière de nos disputes qui avait eu lieu à propos de son amie Andrée quand je lui reprochai vivement de la fréquenter trop, je me tournai vers elle pour lui demander son avis, bien que je le connusse avant même de l’entendre de sa bouche :

« Et vous, Albertine, qu’en pensez-vous ?

— Tout ce que vous voudrez, mon Chéri. Allons visiter ce village. J’y mettrai seulement la condition que nous soyons à Paris avant sept heures ce soir, car j’ai promis de me rendre au Pré Catelan à neuf heures pour y diner avec Andrée et toute une bande d’amis. »

Elle avait prononcé ces derniers mots avec cette insolence légère qu’elle adoptait quand elle se sentait en faute, ce qu’elle confirma en ajoutant : « Je sais que vous n’aimez pas beaucoup que je voie Andrée, mais que voulez-vous, nous devons célébrer son anniversaire, et malgré tout l’amour que je vous porte, je ne peux quand même pas vous sacrifier tous mes amis et ma famille avec, car vous savez bien qu’elle est aussi ma cousine ! »

Je savais aussi que l’anniversaire d’Andrée était passé depuis trois mois. Je regardai Albertine sans rien dire, sentant se réveiller en moi le monstre aux yeux verts du Barde d’Avon, la jalousie, douloureuse sensation que je n’avais plus connue depuis que j’avais décidé de rompre avec Albertine sans encore le lui avoir annoncé.

Mon agitation soudaine avait dû transparaitre car, du fond de la voiture, Albertine se jeta sur moi et entrepris de m’embrasser et de me caresser en murmurant à mon oreille : « Ne faites pas votre méchant, mon Chéri. Vous savez bien que cela me rend toute malheureuse. Allons le visiter, votre village, puisque cela vous fait plaisir. Au besoin, sautons le déjeuner. Et vous savez, après, si par hasard nous tombions sur une auberge accueillante, nous pourrions y prendre une chambre et nous reposer jusqu’à demain matin. Et tant pis pour le Pré Catelan ! Je pourrai toujours dire à Andrée que nous avons eu une panne de voiture. A présent, osez me dire que ce n’est pas une preuve d’amour, ça !»

Je tentai de maitriser le désir que faisait monter en moi les baisers de mon amie en me répétant que ce qu’elle venait de me donner n’était pas tant la preuve de son amour que celle de sa capacité à mentir pour cacher à l’un le plaisir qu’elle avait pris ou voulait prendre avec l’autre. Ainsi donc, au cours de cette année écoulée, les raisons qu’elle m’avait données pour expliquer une absence ou un retard à un rendez-vous que je lui avais fixé étaient probablement de la même nature que cette panne de voiture proposée, c’est-à-dire fausses. Ce rendez-vous donné au Pré Catelan existait-il vraiment ? Et s’il existait, était-ce vraiment avec Andrée qu’il avait été convenu ? N’allait-elle pas plutôt se rendre en bande dans l’une de ces guinguettes mal famées pour y chercher une aventure avec un jeune et vigoureux homme du peuple ? Ou alors, ajoutant l’ignominie à l’infidélité, ne serait-ce pas avec une autre femme qu’elle y trouverait son contentement ? Avec Andrée peut-être ?

Mais bientôt, j’abandonnai mes sombres réflexions pour me laisser aller au plaisir des caresses d’Albertine.  Quand ce fut fini, j’ordonnai à Alfred de redémarrer le moteur et de nous conduire jusqu’au village.

L’église aussitôt m’attira. Sa silhouette venait d’éveiller dans mon esprit une sorte de frémissement fugace dont je ne pus dans l’instant déterminer ni la raison ni la nature. Située dans la partie la plus haute d’une petite place pentue où s’affichaient quelques commerces — un débit de boissons et de tabac, une épicerie mercerie faisant également office de kiosque à journaux, un giletier et une boulangerie — elle paraissait imposante. J’attribuai cet effet au faible recul que permettaient les dimensions réduites de la place, à la nudité de la façade, percée seulement d’un étroit mais double portail auquel donnaient accès six marches en pierre de grison et d’une sombre rosace. Avec sa tour-clocher accolée à la nef, elle donnait, malgré ses dimensions modestes, l’impression d’écraser en les dominant la place du village et les maisons alentours. Nous y entrâmes, Albertine et moi, tandis que notre chauffeur entreprenait les vérifications qu’imposaient les quelques cent-cinquante kilomètres que nous venions de parcourir. Autant l’extérieur de l’église m’avait donné une impression de sévérité et même de tristesse, autant l’intérieur me séduisit par la douceur qui s’en dégageait. La longue voute en berceau lambrissée, entièrement peinte de sujets floraux aux vives couleurs, la nef presque entièrement occupée par de petits box clos en bois ciré et gravé aux noms des familles, les motifs géométriques aux couleurs passées des murs aveugles, les statues polychromes, les ciels étoilés des chapelles, tout concourait à créer une atmosphère d’intimité, de chaleur et de calme qui me parut familière. Je fis appel à ma mémoire, y cherchant quelque image qui m’aurait permis de raccrocher cette église à une période de mon passé. Mais ce fut en vain. Je décidai de laisser mon esprit en repos et poursuivis sereinement ma déambulation dans l’église, m’arrêtant devant une statue de Saint Jacques de Zébédée auquel elle était consacrée, admirant une peinture de Gilbert le Mauvais retour de Terre Sainte, un portrait de Geneviève de Brabant en prière, tandis qu’Albertine, agenouillée près d’un grand chandelier de métal noir sur lequel elle avait planté un cierge allumé, s’abimait dans ce qu’elle voulait faire passer pour une prière mais que je devinais n’être qu’une rêverie.

Gilbert le Mauvais, Geneviève… Soudainement fatigué, je chancelai jusqu’au box le plus proche et m’y assis. C’était celui de la famille Vinteuil. Je fermai les yeux. Ces noms, Vinteuil, Gilbert le Mauvais, Geneviève de Brabant, où les avais-je déjà entendus ? Pourquoi me paraissaient-ils familiers ? À nouveau, je fis appel à mon esprit, mais cet effort m’épuisait et je sentais venir l’un de ces étouffements dont je suis si familier. J’abandonnai ma recherche et décidai que j’étais victime de l’une de ces impressions de déjà-vu, dont on sait depuis Henri Bergson qu’elles ne sont que des illusions. Je me reposai un moment et, le calme étant revenu dans mes poumons, je rejoignis Albertine qui, toujours agenouillée, profitait à présent de la lumière de son cierge faussement votif pour se refaire une beauté à l’aide de la petite trousse de voyage que je lui avais fait livrer de chez Cartier.

A SUIVRE

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