Conte psychanalytique
par Lorenzo dell’Acqua
Nous étions plusieurs à nous interroger sur l’origine de l’immense fortune de notre bienaimé Rédacteur en Chef qui lui avait permis de se consacrer à son Œuvre Littéraire sans avoir été obligé de continuer à travailler comme tout le monde. Paddy et moi avons donc mené une enquêté pendant plusieurs mois et nous vous en livrons aujourd’hui les conclusions.
Lors d’une absence de Philippe, nous sommes allés interroger sa douce et charmante épouse afin de savoir où en étaient les recettes que lui procurait la vente de ses ouvrages littéraires. Sophie, pas rancunière pour un sou, nous apprit que la totalité de son propre héritage était passée dans l’achat des œuvres complètes de son mari sur Amazon, soit 712 kilos de pages recto-verso. A cela s’était ajoutée pour la maîtresse de maison l’obligation de faire entrer l’ensemble dans leur modeste cinq cents mètres carrés de l’avenue Foch. Aujourd’hui, comme nous avons pu le constater, à part la cuisine et la salle de bains, les autres pièces de leur appartement ne sont accessibles qu’à des acrobates. Les voisins, inquiets de la colonisation du palier puis de l’escalier de l’immeuble, ont porté plainte sans succès car les multiples connaissances de Philippe dans le milieu politico-affairiste de la cinquième république ont coupé court à ces récriminations partisanes, mesquines et égoïstes (selon lui).
Sophie eut la gentillesse de nous offrir non seulement l’apéritif mais aussi des informations sur le passé de son mari ce qui était le but inavoué de notre visite. Dans sa petite enfance, cette période si déterminante pour la libido, Philippe fut racketté par son meilleur copain dont il avait fait exploser le château de sable sur la plage de Saint Brévin dans l’espoir de gagner le concours du club Mickey. Il s’en était excusé auprès des parents de René-Jean en prétendant que les bâtons d’explosif ressemblaient à de gros sucres d’orge dont il avait confondu la mèche souple avec la tige pourtant rigide de la sucrerie ce qui ne préjugeait rien de bon pour sa sexualité future. Par quel prodige cette mèche avait-elle pu s’enflammer, il n’en savait rien mais il évoqua l’intervention occulte d’un esprit malfaisant dont il ignorait l’identité. Auprès des parents très âgés de René-Jean, il pensa s’en tirer à bon compte avec ces explications discutables mais c’était sans compter sur la malice de ce dernier qui décela tout de suite les avantages qu’il pourrait tirer de la situation. Il eut l’idée de cet ignoble chantage qu’il imposa à sa victime : « C’est 10 centimes par jour ou une dénonciation anonyme à Télérama ». Philippe, qui connaissait alors une ascension fulgurante chez les scouts de France, devina aussitôt les conséquences calamiteuses que cette révélation aurait sur la suite de sa carrière prometteuse. Avec un tel fil à la patte, finies les escapades professionnelles aux antipodes onze mois par an (dixit Sophie), finis les honneurs et fini l’espoir du Prix Nobel. On n’a beau n’avoir que dix ans (pour les puristes, n’a beau est l’homophone mais pas le synonyme de nabot) on n’en est pas moins prévoyant. Toujours est-il qu’il régla d’emblée les dix centimes par jour exigés par le maître chanteur.
Mais comment s’était-il débrouillé pour se procurer cet argent ? C’est encore Sophie qui nous révéla l’origine des fonds qui permirent à Philippe de satisfaire au chantage éhonté de René-Jean. Son père, un homme courtois au charme suranné d’un autre temps, vivait de ses rentes dans sa propriété de Chants de Fées. Comme son fils, il était intelligent, progressiste et surtout pragmatique. C’est lui qui, le premier de cette famille illustre, renonça à porter la particule pour ne conserver que la partie tête. Désormais, il ne se nommerait plus Jules-Césaré-Rosalie Sautet de La Coutheillas, mais simplement Coutheillas comme son voisin Minette, le marchand de bœufs. Il est possible que cette décision démagogique ait déplu au jeune Philippe qui, malgré son jeune âge, ambitionnait déjà de faire carrière dans la littérature. Il considérait non sans raison qu’un patronyme vulgaire risquait d’entraver sa marche vers l’Académie. Son père possédait des centaines d’hectares autour de sa demeure dont le pont-levis récalcitrant lui donnait des insomnies. Il y avait sur sa propriété d’immenses châtaigneraies qui alimentaient jadis la population misérable de cette région défavorisée. Fort heureusement, les temps avaient changé et, aujourd’hui, les subsides généreux de la municipalité socialiste permettaient à toute une jeunesse désœuvrée, pour ne pas dire analphabète, d’arrondir ses fins de mois faméliques.
Monsieur Coutheillas père se retrouva donc à la tête de tonnes de châtaignes dont il ne savait que faire. Lors d’un séjour à Paris, il découvrit le commerce de ces fruits que de misérables hères en guenilles faisaient griller sur de larges poêles à l’entrée du Jardin du Luxembourg. L’odeur était fort agréable et, en cet hiver rigoureux, leur absorption réchauffait le cœur des Parisiens. Les châtaignes se vendaient 50 centimes le cornet comme les glaces à la différence près qu’elles étaient brûlantes et que le dit cornet en papier journal n’était pas mangeable. Monsieur Coutheillas fit ses calculs, car c’était lui aussi un scientifique, et le résultat d’une opération assez simple lui laissa entrevoir des revenus que l’ampleur de ses rentes rendait cependant superflus. Lui qui s’ennuyait dans sa campagne décida d’aller vendre ses châtaignes grillées à l’entrée du Jardin du Luxembourg. Il revêtit les oripeaux de ses ancêtres qu’il avait trouvés dans les greniers et débuta son activité commerciale peu de temps après. Les résultats financiers de l’entreprise dépassèrent ses espoirs les plus insensés mais la station debout prolongée était trop inconfortable à son âge. Il demanda alors à son fils Philippe, demi-pensionnaire dans un établissement élitiste du quartier, de le remplacer de temps en temps car, à cette époque, les collèges et lycées faisaient relâche tous les jeudis après midis en plus du week-end. Sa formation pratique expédiée en quelques minutes, le jeune Philippe se lança dans l’aventure quelques jours plus tard. Le prix du cornet était de 50 centimes. Philippe décida sans en référer à son géniteur de le porter à 60 centimes. La différence, soit dix centimes par cornet, lui reviendrait et son père n’en saurait jamais rien. Aussitôt dit, aussitôt fait. En un après midi, Philippe gagnait non seulement de quoi payer le chantage de René-Jean mais il faisait en plus un bénéfice substantiel de 8 à 10 francs dont il se réservait l’usage comme bon lui semblerait. La morale nous interdit de dévoiler la diversité de ses activités lucratives qu’il gérait depuis la terrasse ensoleillée du Cyrano, un bar-tabac situé devant l’entrée du Luxembourg. Il décida néanmoins de poursuivre ses études au cas où un revers de fortune viendrait contrarier ses projets qui ne se limitaient plus, on l’aura compris, à la vente des châtaignes grillées. Sur une carte postale de l’époque, on reconnaît le petit Philippe, coiffé de son béret, auprès de la patronne du Cujas qu’il courtisait assidûment bien qu’elle fut de très loin son aînée.
En fin stratège, Philippe comprit la menace que représentait l’arrivée des beaux jours. A l’évidence, ceux-ci risquaient de ne pas l’être pour son porte-monnaie. Dès le printemps, il constata que l’attrait des Parisiens pour les châtaignes grillées faiblissait. Il envisagea un temps de se reconvertir dans le commerce des glaces sur une petite carriole ambulante mais, prétextant une allergie, son papa refusa d’investir dans ce projet.
Tel Robin des Bois qu’il préférait à Ivanhoé pour cette raison, Guillaume (il se faisait appeler Guillaume Tell au Quartier Latin par respect pour sa maman née Emma de La Roche-Truffaut qui ignorait tout des activités commerciales et vulgaires de son fils préféré) avait d’autres cordes à son arc. Sur les conseils de Jim, un camarade scout toujours, il déposa ses économies sur un Livret de Caisse d’Epargne dont le rendement minimal était alors (on est en 1950) de 5% par an. Bien lui en prit ! Grâce aux dividendes, il put ainsi reverser à René-Jean le montant du chantage pendant les mois d’été qui s’avérèrent comme prévu des mois de vache maigre pour le commerce des châtaignes grillées.
Pendant la belle saison, Philippe passait toutes ses fins d’après-midi à la terrasse ensoleillée du Cyrano où il rédigea son premier roman, Les Quatre Mousquetaires, dont les deux mille pages en alexandrins n’intéressèrent aucune maison d’édition. Ses amis qu’il retrouvait chaque jour au Jardin du Luxembourg lui servirent de modèles pour ses personnages principaux : Jim (Athos) avec lequel il avait investi dans un trafic de billes dont le siège social était situé derrière le petit bâtiment de la dame pipi près du Musée, Bruno (Porthos) qui passait tous ses jeudis après midi de treize heures à la tombée de la nuit au spectacle de guignol, ne quittant sa place attitrée à l’année que pour aller manger des gaufres, Paddy (Aramis) dont la vedette U25 de couleur kaki à moteur renversait les fragiles voiliers voguant sur le bassin central, Lariégeoise (Milady) qui faisait semblant de réviser ses cours autour de la Fontaine Médicis alors qu’en réalité elle ne faisait qu’entretenir son bronzage, et lui (d’Artagnan). Ainsi, comme vous l’avez remarqué, ses futurs abonnés et admirateurs du JdC étaient déjà présents à ses côtés soixante ans plus tôt (sauf Lorenzo qui n’était pas encore né, NDLR).
Mises à part ces digressions, il faut garder à l’esprit que la soif de vengeance de Philippe restait inextinguible. Malgré les sourires enjôleurs de sa victime, René-Jean se doutait bien de quelque chose et, quand Philippe atteignit vers l’âge de douze ans la taille de deux mètres et dépassa le quintal, il jugea plus prudent de s’exiler au Canada.
Après le départ précipité de René-Jean, Philippe se retrouva dans l’impossibilité de se venger ce qui, selon les psychanalystes, est bien pire que le mal. En toute logique selon eux, il reporta inconsciemment sa rancœur sur les innocents lecteurs du JdC qu’il exhortait tous les jours à acheter ses œuvres. Pourquoi ? Eh bien parce que ce groupe d’amis de soixante ans, dont faisait initialement partie René-Jean, lui rappelait l’odieux chantage dont il avait été victime pendant son enfance. En plus, ce dernier adressait au JdC des commentaires acerbes et malveillants qui remuaient la cendre incandescente de sa frustration.
Cela dit, pour en revenir à l’objet de notre enquête, des esprits hostiles aux théories psychanalytiques objectèrent que ce chantage n’avait pas eu que des effets négatifs puisque Philippe en tira des bénéfices secondaires conséquents, au propre comme au figuré. En effet, la fortune colossale qu’il amassa pour le rembourser le mit définitivement à l’abri du besoin et, malgré la baisse significative de rendement due aux crises pétrolières successives, ses placements à la Caisse d’Epargne lui permirent de cesser ses activités professionnelles bien avant la retraite et de se consacrer à l’écriture à plein-temps.
Devant l’insatisfaction croissante de Philippe jugeant honteuse l’ingratitude financière de ses lecteurs et malgré l’ampleur de sa fortune personnelle confirmée par notre enquête, Paddy et moi avons pensé que nous pourrions lui témoigner notre reconnaissance en lui achetant sur Amazon un exemplaire de chacune de ses œuvres tous les jours pendant un mois. D’après nos calculs, cela reviendrait à environ 120 euros chacun, somme dérisoire au vu de nos confortables retraites. Alors, pourquoi ne l’avons-nous pas fait ? En voici la raison : un éminent psychanalyste nous a affirmé que notre idée pavée de bonnes intentions aurait des conséquences psychologiques désastreuses sur l’intéressé car, selon lui, ce geste quotidien lui rappellerait le chantage lui aussi quotidien que lui avait infligé René-Jean pendant son enfance.
Sans remettre en cause l’excellente enquête fleuve psychédélique menée par Lorenzo dell’Acqua et Paddy, moi, Paddy, Recteur de l’Univers Cité Comilvousplaira, ne suis pas le Paddy ayant participé à cette enquête dont les conclusions sont aussi piquantes que des bogues de châtaignes à ramasser avec précautions. Cons se le disent!