(…) Un bref instant, j’ai été tenté d’ouvrir les vannes, de lui dire la vérité : « Voilà, je suis un étudiant français en voyage aux USA et j’ai des problèmes avec la police. Hier soir… » Ce serait tellement moins fatiguant. Alors : « Voilà, Tom. Je suis un étudiant français en voyage aux USA… Tout allait bien jusqu’à hier soir à Santa Monica, et puis… » Et puis, non. Je n’allais pas lui dire ça. C’était trop dangereux. Je ne le connaissais pas, Tom. Il pourrait ne pas vouloir être mêlé à quoi que ce soit et me planter là, dans ce diner. Il pourrait même appeler la police. Je ne sais pas pourquoi il ferait ça, mais il pourrait. Je ne pouvais pas risquer ça. Et puis, j’avais encore besoin de lui. J’avais pressenti qu’il pourrait bien m’inviter à dormir chez lui. Ce serait toujours ça de gagné. Parce que je n’avais toujours que vingt dollars en poche, moi, et un sacré parcours à faire ! Je le savais parce que tout à l’heure, dans sa voiture, j’avais déplié une carte de la côte Ouest. Dans un coin, il y avait un tableau des distances : Bakersfield-Seattle : 1059 miles ! Seattle- Vancouver : 155 miles ! 1200 miles au total, près de 2000 kilomètres en tout. Ce n’est pas le moment de me faire lâcher dans ce diner perdu.
Donc, je vais mentir à Tom, comme j’avais menti à Cal pendant notre déjeuner à Electra. Je lui en dirai le moins possible, je collerai le plus possible à la vérité. New-York, Flagstaff, les amis, la Hudson 51, jusqu’au contrôle de Clemmons à Pacific Palisades, ce ne sera pas difficile. Après, il faudra commencer vraiment à mentir, expliquer pourquoi j’étais désormais seul et sans argent et pourquoi j’étais en train de filer vers le Nord.
En fait, c’est venu tout seul. Je me suis même admiré de pouvoir dessiner en quelques secondes une histoire bien plausible qui aura en plus l’avantage de m’attirer la sympathie de l’auditoire. Grosse modo, mon histoire sera la suivante :
« Hier soir… » Je n’arrivais pas à croire que tout ça datait de moins de vingt-quatre heures ! « Hier soir, lors d’un contrôle routier à Santa Monica, un flic a subtilisé mon dernier billet de cent dollars que je gardais dans mon permis de conduire. Ah, le salaud ! Je ne m’en suis aperçu que ce matin. Maintenant, je n’ai plus que vingt dollars en poche. Mes amis n’ont pas d’argent à me prêter et comme je ne peux plus partager les frais de la voiture, ils m’ont carrément laissé tomber. Ah, les salauds ! Il faut absolument que je sois à New York avant le 16 septembre pour attraper mon avion pour la France. Tout ça avec vingt dollars ! Et en plus, il faudra que je subsiste jusque-là. Je ne sais pas comment je vais faire…» Bien sûr, je ne raconterai pas ça comme ça, d’une traite. Je le raconterai comme si c’était vrai, avec des hésitations, des moments de découragement, des retours en arrière, des silences.
Et c’est exactement ce que je fais. De temps en temps, Tom m’interrompt avec des exclamations « les flics de LA, vaut mieux pas avoir affaire à eux ! », des témoignages de sympathie « ben dis donc, tes amis, pas vraiment des amis, non ? », des questions « et qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? »
Tom est gentil, compatissant. Il avale tout. D’ailleurs tout ce que je lui raconte est presque vrai et ma situation réelle est à peine plus compliquée que ce que je viens de lui raconter. Il me dit :
– Écoute, pour ce soir, je peux te loger chez moi. J’ai un canapé dans le salon et il y a de la bière dans le frigidaire. Demain, avant d’aller travailler, je te conduirai jusqu’au Black Bear, sur l’US 5. C’est un diner. Il y a toujours plein de routiers qui s’y arrêtent pour déjeuner. Tu trouveras facilement un ride vers le Nord, si c’est bien par-là que tu veux aller. San Francisco n’est qu’à 300 miles. Tu pourrais y être demain soir. Là-bas, tu pourras coucher au YMCA. Ce n’est pas cher. Tu connais ? Je t’aurais bien emmené jusque là-bas, mais à partir de demain, j’ai un sacré boulot qui m’attend. Alors ? Je t’amène chez moi ? D’accord ?
D’accord ? Tu parles !
Tom m’explique qu’il habite à Taft. C’est une toute petite ville à l’ouest de Bakersfield. Il loue à la semaine un studio dans un motel à l’entrée de la ville. Il y a de quoi faire la cuisine, quelqu’un vient faire le ménage deux fois par semaine et il y a l’air conditionné et une piscine. C’est tranquille et pratique.
Nous avons traversé une vingtaine de miles de désert, et quand nous sommes arrivés devant le William Taft Motel, Tom a garé sa voiture à côté d’un pick-up Ford de couleur blanche. Les deux portières sont ornées d’un macaron peint en noir figurant un petit derrick au milieu d’un cercle de lettres qui disent « Belridge Oil Company ».
— C’est là que je travaille, m’a-t-il expliqué. Une compagnie pétrolière indépendante. C’est à une douzaine de miles vers le Nord.
Tom habite l’appartement n°8. C’est une sorte de grand studio avec une salle de séjour et une salle de bain en bas et une chambre en mezzanine ouverte sur le salon. En entrant, il allume la télévision, pousse l’air conditionné à fond et me dit : « Ne le prends pas mal, mais je crois que tu as vraiment besoin d’une douche… » Il a raison.
Quand je sors de la salle de bain vingt minutes plus tard, Tom est assis sur le canapé. Ouverts sur la table basse devant lui, il y a un grand sac de chips aux piments et un carton rempli de popcorn. Tom, une bière à la main, regarde la télévision. Elle parle de la mort de Marylin.
— Tu as vu ? Marylin Monroe est morte ! Elle s’est suicidée… Tu le savais, ça ?
Je ne me sens ni le courage ni le talent de jouer la surprise, alors je dis :
— Oui, je l’ai lu tout à l’heure sur un journal dans une station-service
— Merde ! C’est triste. Je suis sûr qu’elle était gentille, cette fille…
— Oui, sûrement…
Je n’ai pas envie de traîner sur le sujet, alors je dis rapidement n’importe quoi :
— Drôlement bien, ton appartement. Tu vis là depuis longtemps ?
— Bientôt un an… depuis que je travaille à la Belridge. Début octobre, à la fin de mon contrat, je retournerai à San Diego, à l’Université de La Jolla. Je veux passer un diplôme de géophysique. Pour travailler dans le pétrole, c’est ce qu’il faut.
— Mais qu’est-ce que tu fais actuellement ?
— Je suis ingénieur en électro-mécanique, mais à la Belridge, je fais un peu tout, sauf le ménage. Et toi, en France, qu’est-ce que tu fais ?
Là, je suis à l’aise. Je n’ai pas besoin de raconter des histoires. En fait, je ne sais plus si je vous l’ai déjà dit, je suis élève en prépa en attendant de passer les concours des écoles d’ingénieur. Par expérience, je sais que les Américains — ils ne sont pas les seuls — ne comprennent rien à notre système de Grandes Écoles. Alors je lui explique que je suis en deuxième année d’université à Paris pour devenir ingénieur.
— Ingénieur en quoi ? me demande-t-il, l’air subitement intéressé.
Comme je ne peux pas lui dire que je n’en ai aucune idée et que j’entrerai dans l’École qui voudra bien m’accepter, je choisis la discipline la plus éloignée possible de la sienne : Génie Civil. Ça devrait m’éviter d’avoir à tenir des conversations sur le courant triphasé ou le fonctionnement d’un moteur à courant continu.
— Ah ! C’est dommage ! Tu aurais pu m’aider…
L’aider ? Ça, ça m’intéresse. Je me verrais bien passer quelques jours ici, bien à l’abri, planqué au milieu de nulle part.
— Ah bon ? Et comment ? Dis toujours. On ne sait jamais.
A SUIVRE