(…) Du moment que ça m’éloigne de L.A., tout me va. Il n’y a pas de banquette arrière. Je jette mon sac sur le plateau et je grimpe à bord. Du côté gauche, calé contre la cabine, il y a un gigantesque réfrigérateur aux formes arrondies ; à côté du réfrigérateur, une grand fauteuil-club usé avec dedans un mexicain endormi. Le reste du plateau est encombré de chaises empilées, de tables renversées, de valises de cartons et de caisses. On est dimanche : ces gars-là doivent être des cambrioleurs ; ou alors, ils déménagent un copain. Ça redémarre brusquement. Je chancelle et m’affale sur le fauteuil-club. Le dormeur se réveille, me regarde sans surprise et se rendort aussitôt. Je m’assieds sur une valise. Un quart d’heure plus tard, le pick-up me dépose une centaine de mètres avant la sortie pour Santa Clarita.
Il est 4 heures de l’après-midi. Hier soir, Marylin Monroe est morte à Brentwood, chez elle, et moi je suis à une centaine de miles de là, dans un diner au bord de l’US 5, un peu au sud de Bakersfield. En face de moi, il y a Tom, Tom Dooley.
Il ne s’est pas passé beaucoup de temps entre le moment où je suis descendu du pick-up des Mexicains déménageurs et celui où la voiture de Tom s’est arrêtée à ma hauteur. Vingt minutes, une demi-heure, pas davantage… Mais quand je me suis retrouvé en pleine chaleur, tout seul sur le bord de la route, à me faire secouer par les bourrasques de poussière soulevées par les camions hurlants qui me frôlaient, ça m’a laissé tout le temps pour repenser à ma situation. Elle n’était pas brillante : sans argent et probablement recherché par le LAPD, le FBI ou la CIA, ou par les trois à la fois, je risquais la prison ou pire. Pour moi, il ne suffisait plus de me débarrasser du magnétophone et accessoirement de mon P 38. Il aurait fallu que je rentre en France, mais c’était impossible avant plus d’un mois. Alors, au moins, quitter le pays ?
Quitter le pays… C’est à l’instant où je formulai cette idée que me reprit un de ces délires romanesques qui m’avaient déjà valu quelques déboires. Cette fois-ci, j’allais quitter le pays, foncer vers le nord, franchir en fraude la frontière, et ensuite… Ensuite, on verrait bien. Au moins, là-bas, je serais à l’abri des flics américains. C’était ça qu’il fallait faire : passer au Canada. L’idée commençait à m’emballer. Elle avait quelque chose de romantique, elle me donnait une énergie que je n’avais pas ressentie depuis longtemps. Je me voyais grimper dans des camions, attraper des trains au vol, franchir de nuit des cols et des rivières… J’irai d’abord à Seattle et puis ensuite à Vancouver. Une fois là-bas, peut-être le consulat de France…
C’est alors que le cabriolet grand sport rouge et blanc de Tom Dooley s’est arrêté à ma hauteur.
Il est sympathique, Tom. Il parle. Depuis qu’il m’a pris dans sa voiture, il parle. Il ne m’a pratiquement rien demandé sur moi, mais il parle. Il n’est pas pressé, Tom. Il n’est qu’à une trentaine de miles de chez lui et on est dimanche après-midi. Il a tout le temps d’y arriver. Alors, à peine une heure après m’avoir pris en stop, il m’a proposé de nous arrêter pour manger un sandwich et boire un coke « ou autre chose si tu veux, m’a-t-il dit, c’est moi qui invite » ; c’est pourquoi je suis là, à l’écouter, dans le souffle frais de l’air conditionné du restaurant. Il est plutôt grand, Tom, plus grand que moi en tout cas, un mètre quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-huit… Il porte une casquette noire des Lakers, un jean noir, une chemise en madras à manches courtes et des bottes basses en peau très souple. Il est blond et ses cheveux sont juste un peu longs. Il conduit une Corvette de 1956, qu’il a achetée « pour rien, me dit-il ». La Corvette, pour lui, ça a été le coup de foudre. C’est un cabriolet de chez Chevrolet. Deux places seulement, extérieur agressif, intérieur luxueux. Ce modèle n’a pas une très bonne réputation, son moteur six cylindres est un peu faiblard pour son poids et sa tenue de route laisse à désirer. Le modèle s’est mal vendu. C’est à cause de ça qu’il a pu l’acheter pour si peu cher. Que sa Corvette ait des défauts, il s’en fiche ; il en est amoureux. Par contre, sa petite amie, Laureen, il n’en est pas amoureux. Il l’aime bien, Laureen, elle est jolie, elle est drôle, elle est intelligente, elle est cultivée, elle sait des tas de choses, bien plus que lui, mais il n’est pas amoureux. Il l’aime bien, c’est tout. Elle habite Laguna Beach, une cinquantaine de miles au sud de L.A. Elle fabrique des bijoux qu’elle vend sur la plage et dans un stand du Lumberyard Commercial Center. Avec le tourisme qui se développe, ça marche pas mal pour elle. Elle écrit des poèmes aussi, et un roman. Elle lit Thoreau et Camus, un Français celui-là aussi. Il aime beaucoup son air élancé, ses longs cheveux bruns qui se plaquent sur ses épaules quand elle sort de l’eau… Elle est tendre aussi, triste parfois, imprévisible. Tous les quinze jours, ils se retrouvent chez elle à Laguna Beach et ils passent deux jours à se faire griller des saucisses sur le balcon de son studio face à l’océan ; ils écoutent des disques de Joan Baez, ils se baignent, ils vendent des bijoux sur la plage, ils font l’amour. Mais il n’est pas amoureux d’elle, non. « I just like her » dit le type qui vient de m’en parler pendant dix minutes, au point que j’en suis moi-même presque tombé amoureux à mon tour.
Je réalise tout à coup que ça fait aussi dix minutes que je n’ai plus pensé à Marylin, Lawford ou Clemmons. Tomber sur ce type pas pressé, complètement décontracté, en paix avec le monde et avec lui-même, heureux de me parler de sa voiture et de sa petite amie, de me raconter les trois jours —il avait pris un jour de congé en plus du week-end — qu’il vient de passer à Laguna Beach, ça m’a fait oublier mes ennuis. Nous avons roulé heureux dans la fournaise, à cent à l’heure, cheveux au vent, dans une belle voiture américaine rouge et blanche, sans souci du passé, sans crainte de l’avenir, et maintenant, je l’écoute en buvant un Coke, détendu, presque reposé, me raconter sa vie. Bien sûr, Tom et moi ne sommes pas des amis ; je ne suis qu’un stoppeur et lui un ride de passage. Au crépuscule, il me déposera quelque part sur le bord de la route et je redeviendrai le fuyard sans argent, méfiant, désorienté et détenteur d’un secret effrayant. Mais pour le moment, j’ai lâché prise et, comme disait mon père, je laisse flotter les rubans. Ça fait du bien.
— Et toi ?
— Moi ?
Je ne m’attendais plus à cette question. Elle me ramène brutalement à la réalité et, dans la seconde, je prends sur la tête un grand coup de fatigue, presque de désespoir. La détente que je m’étais autorisée avec Tom, cette conversation à sens unique où je n’avais rien d’autre à dire que des Ah oui ? et des Vraiment ?, cette parenthèse où je n’avais rien à craindre ni rien à cacher, tout cela avait fait tomber mes défenses. Un bref instant, j’ai été tenté d’ouvrir les vannes, de lui dire la vérité : « Voilà, je suis un étudiant français en voyage aux USA et j’ai des problèmes avec la police. Hier soir… » Ce serait tellement moins fatiguant. Alors : « Voilà, Tom. Je suis un étudiant français en voyage aux USA… Tout allait bien jusqu’à hier soir à Santa Monica, et puis… » Et puis, non. Je n’allais pas lui dire ça. C’était trop dangereux. Je ne le connaissais pas, Tom. Il pourrait ne pas vouloir être mêlé à quoi que ce soit et me planter là, dans ce diner. Il pourrait même appeler la police. Je ne sais pas pourquoi il ferait ça, mais il pourrait. Je ne pouvais pas risquer ça. Et puis, j’avais encore besoin de lui. J’avais pressenti qu’il pourrait bien m’inviter à dormir chez lui. Ce serait toujours ça de gagné. Parce que je n’avais toujours que vingt dollars en poche, moi, et un sacré parcours à faire ! Je le savais parce que tout à l’heure, dans sa voiture, j’avais déplié une carte de la côte Ouest. Dans un coin, il y avait un tableau des distances : Bakersfield-Seattle : 1059 miles ! Seattle- Vancouver : 155 miles ! 1200 miles au total, près de 2000 kilomètres en tout. Ce n’est pas le moment de me faire lâcher dans ce diner perdu.
A SUIVRE