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La suite de Balbec – Chap.2-Le Grand Hôtel

Pour vous remettre dans le bain, voici la fin du chapitre précédent :

…Je cherchais Balbec et son Grand Hôtel dans le Guide Michelin, mais ils n’y étaient pas. Je dus me rendre à l’évidence : Balbec n’existait pas. Pas de problème, Google m’apprit en moins d’une minute que Balbec était en fait le faux nom de Cabourg, et qu’il y existait bien un Grand Hôtel.

2-Le Grand Hôtel

J’appelai l’hôtel et je demandai à parler au Directeur. Je lui fis part de mon projet. Un type charmant. Il m’expliqua que lui et toute son équipe seraient ravis d’accueillir un auteur sur les traces du grand Marcel Proust. Il ajouta qu’ils avaient une grande habitude de mon genre de clientèle. En effet, me dit-il, depuis plus d’un demi-siècle, le Grand Hôtel avait l’honneur de recevoir chaque année au moins un écrivain et deux ou trois journalistes ayant le même souci : se replonger dans l’ambiance proustienne du tournant du dix-neuvième siècle. Le Grand Hôtel avait donc mis au point une offre spéciale qu’elle avait appelée « Une suite à Balbec« . Proposée uniquement aux professionnels, écrivains, cinéastes, journalistes et assimilés et pour un séjour minimal d’une semaine, « Une suite à Balbec » comprenait la jouissance de la suite même où Monsieur Proust avait séjourné, le petit déjeuner continental servi dans la chambre, et les deux repas principaux à la table que l’auteur de la Recherche avait honorée de sa présence. Selon les humeurs du temps, le thé pouvait être servi sur la terrasse ou dans le petit salon. La décoration de la suite « Balbec » avait été refaite entièrement l’année précédente, mais en stricte conformité avec ce qu’elle était du temps Continuer la lecture de La suite de Balbec – Chap.2-Le Grand Hôtel

La suite de Balbec – Chap.1-A la recherche de Marcel

Aujourd’hui est le 145ème anniversaire de la naissance de Marcel Proust.
« Etonnant, non ? » aurait dit Desproges.

Pour célébrer cet évènement, la rédaction a confié la plume à un éminent confrère journaliste, dont on sait qu’il a souhaité conserver l’anonymat et refusé toute rémunération. Grâce lui en soit rendue.

Voici, distillée quotidiennement en 5 parties :

La suite de Balbec

1-A la recherche de Marcel 
Tout le budget va y passer! Faut dire ! Quelle idée de m’installer au Grand Hôtel ! Je croyais que le cadre, le luxe, la vue, tout ça, ça me donnerait des idées. Mais, rien. Depuis quatre jours que je suis installé dans cette chambre, je passe pratiquement tout mon temps assis à cette petite table devant l’écran de mon ordinateur. Et rien ! Je regarde les nuages, les vagues et les mouettes par la fenêtre ouverte. Je n’ai pas écrit une seule ligne valable.
Quand j’avais fait ma réservation, le prix annoncé pour la chambre et la pension complète m’avait fait frémir. Il dépassait de loin ce que j’avais imaginé. Il restait cependant dans les limites de ce que m’avait accordé Cottard, mon éditeur, pour lui livrer sous un mois un essai de 25.000 mots sur Proust. Le sujet précis, le point de vue, l’angle d’attaque, tout ça, il s’en fichait. Cottard m’avait dit:
-Coco, tu fais ce que tu veux du moment que tu parles de Proust. Proust, ça se vend en ce moment. Alors, vas-y! Mais, attention Coco, il y a urgence ! Télérama, Elle et les Inrocks sortent chacun un numéro spécial sur Proust pratiquement le même jour, dans six semaines, Il faut que ton truc sorte en même temps. Ça lui fera une promo terrible. Un mois, Proust, 25.000 mots et 4.000 € d’avance, ça devrait coller Coco, non ?
J’essayai de discuter, Continuer la lecture de La suite de Balbec – Chap.1-A la recherche de Marcel

Au sommet

Morceau choisi

…J’éprouvais un sentiment de fatigue et d’effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, secrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais avec lui. La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années.

Marcel Proust
Le temps retrouvé

 

Les guillemets (Critique aisée n°58)

Voici ce que disait Proust il y a cent ans de cette agaçante manie qui consiste à parler entre guillemets. A l’époque du petit Marcel, on ne soulignait cet artifice que par une intonation spéciale (machinale et ironique, comme le dit le narrateur). Aujourd’hui, dans une époque de smileys, d’idéogrammes et d’acronymes infantiles, on croit bon de faire la même chose en y ajoutant ce geste stupide qui consiste à lever les deux mains à hauteur des épaules en dressant l’index et le majeur de chaque main de manière à former deux sortes de V, puis à plier ces quatre doigts à deux reprises. En ayant tracé ainsi dans l’espace deux guillemets de part et d’autre de son visage, on se croit autorisé, par cette typographie virtuelle, à dire n’importe quelle ânerie, pensant s’en être désolidarisé à l’avance par la mimique à la dernière mode.

« …et je remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs de ma grand’mère que quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et dire: «la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules»? Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie?). Un instant après il ajouta : «Cela vous donnera une vision aussi noble que n’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi… que»—et il se mit à rire—«les Reines de Chartres !» Jusque-là cette horreur d’exprimer sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme provincial des sœurs de ma grand’mère ; et je soupçonnais aussi que c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les «phrases». Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. »

Marcel Proust     Du côté de chez Swann.

Et Pan sur le Nouveau Roman

Attention, c’est compliqué, mais ça vaut le coup!

Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?
Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu’on se demande où celui qui s’y livre trouve l’étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire « avancer dans sa besogne. La grandeur de l’art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réelle « réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision.

Extrait de « A la Recherche du Temps Perdu »
Le Temps Retrouvé. Marcel Proust.

Le bon la brute et les enfants (Version 6-Proustienne)

Après ces versions très scolaires parues pendant cette semaine,  en voici une un peu plus recherchée, à la manière de Marcel Proust.

Le bon, la brute et les enfants
Version 6-Proustienne

Longtemps, je me suis assis de bonne heure à la terrasse de cet établissement de la rue Gay-Lussac, pour y déguster ma première coupe de champagne dans laquelle je laissais s’amollir une petite madeleine dorée et joufflue parmi les fines bulles qui montent en colonnes élégantes et spiralées dans ce breuvage aristocratique.

Je pensais déjà à la morne journée qui s’étendait presque indéfiniment devant moi et qui me séparait encore du souper mondain qui m’attendait ce soir dans un hôtel du Faubourg Saint-Germain, quand une voiture à chevaux vint s’arrêter devant ma table, obstruant ma vue sur les jeunes filles en fleur qui, à cette heure matinale, descendent en cortège vers le Luxembourg en faisant virevolter leurs ombrelles multicolores.

La voiture était conduite par un de ces hommes du peuple, de ceux que l’on nomme Fort-des-Halles et dont les muscles Continuer la lecture de Le bon la brute et les enfants (Version 6-Proustienne)

400.000 secondes (Critique aisée 56)

Janvier 2015

Cent onze heures, près de quatre cent mille secondes, c’est le temps qu’il faut pour lire la Recherche du Temps Perdu du début jusqu’à la fin, de l’incipit « Longtemps, je me suis couché de bonne heure.« , que tout le monde connait, jusqu’à l’excipit que tout le monde ignore.
Cent onze disques d’une heure, cent onze heures, quatre cent mille secondes d’enregistrement, voilà ce que, il y a vingt-sept mois, quelques amis et parents, réunis en tontine, m’ont offert pour un anniversaire qu’il est inutile de nommer plus précisément.
Vingt-sept mois, huit cent vingt trois jours, voilà ce qu’il m’a fallu pour écouter cent onze disques, quatre cent mille secondes de la Recherche du Temps Perdu.
En réalité, ces quatre cent mille secondes sont plus probablement cinq cent mille, car il m’est arrivé souvent d’écouter certains passages plusieurs fois, comme on relit une page ou un paragraphe d’un roman.

C’est ce matin, dimanche 25 janvier 2015, dans les bois de Fausses-Reposes que j’ai écouté les dernières mille huit-cents secondes de la Recherche. J’avais enfoncé les écouteurs dans mes oreilles et les mains dans mes poches, et je marchais derrière la croupe ondulante de mon chien, quand j’ai entendu André Dussolier prononcer :

« Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps.« 

Puis il a laissé passer un petit temps et il a dit doucement :

 » Fin « 

Ça m’a fait tout drôle. Deux ans derrière Sari sur les chemins de Champ de Faye ou dans les allées du Parc de Saint-Cloud, deux ans le soir, dans mon lit, lumière éteinte, deux ans dans mon bureau entre les écritures de deux petites histoires, deux ans à écouter Dussolier, Podalydes, Wilson, Renucci, Gallienne, Lonsdale, deux ans à suivre Swann, Charlus, Albertine, deux années d’analyses de caractères, de peintures de paysages, de traits d’esprit, de méchancetés, de troubles, de regrets, de jalousie, deux années venaient de se terminer brutalement, comme ça, dans les bois.

Bien sûr, je n’avais pas passé deux ans à ne faire que ça, à ne lire que ça. Mais -je l’avais annoncé dans un papier dont le titre clamait : « Ne lisez jamais Proust« – après ça, il est difficile de passer à autre chose. Bien sûr, il y a Houellebecq, mais quand même.

Alors, j’ai réalisé que la Recherche, c’est (aussi) l’histoire d’un homme qui raconte ce qu’il a perçu des choses et des gens au cours de sa vie, tout en doutant continuellement qu’il puisse jamais être un écrivain, désolé par la paresse qui l’empêche d’écrire son œuvre. Et puis, à la fin du dernier volume, grâce à sa découverte et sa compréhension soudaine de ce qu’est la mémoire, il réalise qu’il est maintenant prêt à écrire son livre. Le seul doute qui demeure alors en lui est « En aurai-je le temps ? » Eh bien, le temps, il l’a eu, tout juste, mais il l’a eu. Et il termine son récit en annonçant qu’il va enfin commencer à écrire. Et la boucle est bouclée, et la belle histoire reprend à la première page du premier tome avec « Longtemps, je me suis couché de bonne heure.« 

Demain, je reprends la première heure des cent onze qui suivront. Alors, merci à la tontine pour ce cadeau, deux fois plus beau qu’on ne le pensait.

Et, bonjour, Monsieur Dussolier : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure… »

 

Langage diplomatique (Critique aisée 56)

Il y a dans la Recherche du Temps Perdu un personnage, Monsieur de Norpois, qui sait tout, selon lui, des usages et du parler diplomatiques. Pour lui, la diplomatie consiste essentiellement à « préparer l’opinion », et c’est ainsi que :

« (…), à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l’ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux, l’éditorial suivant :

« L’opinion semble prévaloir dans les cercles autorisés que, depuis hier, dans le milieu de l’après-midi, la situation, sans avoir, bien entendu, un caractère alarmant, pourrait être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme susceptible d’être considérée comme critique. M. le marquis de Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse afin d’examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d’une façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction existants, si l’on peut parler ainsi. La nouvelle n’a malheureusement pas été reçue par nous, à l’heure où nous mettons sous presse, que Leurs Excellences aient pu se mettre d’accord sur une formule pouvant servir de base à un instrument diplomatique. » »

« Dernière heure : « On a appris avec satisfaction dans les cercles bien informés, qu’une légère détente semble s’être produite dans les rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré « unter den Linden » le ministre d’Angleterre, avec qui il s’est entretenu une vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme satisfaisante. » »

(Albertine disparue)

Le rire de Madame Verdurin

Morceau choisi

Voici comment Wikipédia définit le rire :

Réflexe exprimant généralement la surprise, qui se manifeste par un enchaînement de petites expirations saccadées accompagné d’une vocalisation inarticulée plus ou moins bruyante. Ces mouvements concernent en premier lieu la musculature respiratoire et le larynx et sont accompagnés d’une mimique provoquée par la contraction de muscles faciaux, entraînant notamment l’ouverture de la bouche. D’autres mouvements plus ou moins contrôlés peuvent accompagner le rire.

Et voici comment Madame Verdurin le pratique :

Elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement.

(Marcel Proust-A la recherche du temps perdu)

La vieillesse

Et maintenant je comprenais ce qu’était la vieillesse – la vieillesse qui, de toutes les réalités, est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite, regardant les calendriers, datant nos lettres, voyant se marier nos amis, les enfants de nos amis, sans comprendre, soit par peur, soit par paresse, ce que cela signifie, jusqu’au jour où nous apercevons une silhouette inconnue, comme celle de M. d’Argencourt, laquelle nous apprend que nous vivons dans un nouveau monde ; jusqu’au jour où le petit-fils d’une de nos amies, jeune homme qu’instinctivement nous traiterions en camarade, sourit comme si nous nous moquions de lui, nous qui lui sommes apparu comme un grand-père.

Marcel Proust. Le temps retrouvé