J’en ai marre !

Il y a six ans environ, je publiai cette critique de la conversation. Les choses ayant plutôt tendance à empirer dans ce domaine, il devenait urgent que je la publie à nouveau. 

J’en ai marre !

La conversation est sans conteste l’une des activités qui distingue le mieux l’homme de l’animal. Qui plus est, c’est aussi l’exercice qui permet de distinguer l’homme distingué de l’homme tout court. Nos ancêtres, tout au moins ceux d’entre eux qui, depuis Platon jusqu’au baron de Charlus, se trouvaient en haut de leur panier, avaient poussé l’art de converser vers des sommets qui, contemplés aujourd’hui depuis nos marécages embrumés, paraissent bien inaccessibles.
S’il existe plusieurs catégories de conversations, chacune d’entre elles, quand elle est honorablement pratiquée, peut présenter de l’intérêt. On distingue habituellement:

—les propos anodins ou, comme disent les anglais, small talks, les petites conversations, sur le temps qu’il fait, l’augmentation du prix des fruits et légumes ou l’ingratitude des enfants,
—le dialogue, qui est un échange de propos sensés, d’égal à égal, du moins pour le temps de l’exercice,
—la conférence, forme élaborée du soliloque, et sa forme plus modeste, la causerie qui, malheureusement, consistent la plupart du temps à asséner des banalités à des gens qui sont peut-être venus pour ça, mais pas toujours de leur plein gré,
le conciliabule, qui réunit au moins deux personnes pour se mettre d’accord par la discussion sur un certain nombre de points ou de dispositions à prendre, et qui revêt toujours un aspect un peu conspirateur,
l’entretien, moment d’échange, quoique souvent à sens unique, que l’on accorde à un inférieur, un subalterne,
l’interview, conversation préfabriquée entre un journaliste et un homme public,  dont le contenu est en général prédéterminé par la position de l’interviewé,
le débat ou la controverse, sur la présence ou non d’une âme chez les indiens d’Amérique, ou sur l’opportunité des contrôles anti-dopage dans le Tour de France,
la maïeutique ou l’art délicat de faire révéler par la seule conversation à son interlocuteur les connaissances qu’il possède sans le savoir, exercice pouvant être décevant quand appliqué à certains abrutis,
et bien d’autres formes encore, dont il serait fatiguant de dresser la liste.

Mais on ne peut conclure ces considérations sans mentionner le genre  conversationnel qui fait maintenant fureur et qui, sous l’aspect trompeur d’un échange animé plein de réparties, d’informations et d’anecdotes,  répand le plus profond ennui dans les salons de Paris et des environs. C’est la conversation maraboudeficelle.

Il existe un jeu dans lequel on construit à partir de n’importe quel mot une chaîne d’autres mots dont chacun commence par la dernière syllabe du précédent. C’est le jeu japonais du Shiritori. Si la plupart des gens ignore le nom barbare de cet exercice, à peu près aussi stupide et stérile que celui des mots croisés, chacun l’a pratiqué au moins une fois avec le fameux « j’en ai marre-marabout-bout de ficelle-selle de cheval….« 

Vous qui souhaitez être dans le vent et briller en société, essayez donc la conversation maraboudeficelle  lors de votre prochaine rencontre. Pour cela:

–        écoutez attentivement ce qu’est en train de dire votre interlocuteur
–        ne vous préoccupez pas du sens de ce qu’il dit, mais seulement des mots qu’il utilise,
–     parmi eux, repérez le premier qui évoquera pour vous quelque chose comme une connaissance récemment acquise à la lecture d’un article ou une  anecdote qui vous sera survenue à vous, à votre beau-frère ou à n’importe qui d’autre,
–        assurez-vous que cette nouvelle connaissance ou cette anecdote n’a aucun rapport avec ce que vous raconte votre interlocuteur,
–        attendez la fin de sa phrase, ou, mieux, coupez lui la parole, et enfin
–        casez la, votre foutue histoire !

Voici un exemple de conversation maraboudeficelle entre un individu supposé normal, A et un adepte du Shiritori, que nous appellerons B.

A :—Hier soir, j’ai revu à la télévision « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain« . C’est un film sympathique qui montre Paris et sa banlieue sous un aspect vieillot mais charmant.
B :—Ouais, je l’ai vu aussi.  Pas mal. Mais est-ce que tu sais que, chaque année en France, il naît un nombre incroyable de poulains? J’ai oublié le chiffre, mais c’est phénoménal. J’ai lu ça l’autre jour dans Paris-Match.
A :—Intéressant. Mais pour revenir au film, j’ai trouvé qu’en dehors d’une très  bonne reconstitution des années cinquante, il y avait vraiment des trouvailles de scénario. Le coup du nain de jardin voyageur est particulièrement drôle.
B :—Ouais, sympa. A propos de nains de jardin, mon beau-frère s’est fait voler toute sa collection. Vingt-huit, qu’ils lui ont piqués.
A :—Contrariant. J’ai entendu parler d’un gang qui se fait appeler le Front de Libération des Nains de Jardin et qui…
B :—T’as vu le gang des Chaussettes Jaunes! Ils ont encore dévalisé un McDonald. Ils sont partis avec je sais pas combien de Big Mac. Mon beau-frère dit que c’est des gens de chez Burger King qui font ça.
A :—Ça m’étonnerait. Je crois plutôt que ce sont des collectionneurs des cadeaux que McDo met dans les emballages pour les enfants et qui…
B :—Ah! Les enfants! Sont de plus en plus mal élevés, toujours sur leur Game Boy. Personnellement, je crois que je n’en…

(Le dialogue s’est arrêté là, car c’est à cet instant que A poussa B sous un tramway qui passait par là, opportunément.)

J’espère que cette petite scène de la vie quotidienne vous a montré tout l’intérêt de ce nouveau type de relations humaines et qu’elle vous engagera à le mettre en œuvre à la prochaine occasion. Pour peu que votre interlocuteur soit lui aussi un adepte du Shiritori, ce qui est probable, il vous retournera la politesse en vous répondant selon les mêmes règles.
Vous serez alors assuré de passer une soirée exceptionnelle, longue et ennuyeuse.

Vous trouvez ça caricatural ? Moi aussi, un peu. Mais la prochaine fois que vous tiendrez ou que vous écouterez une conversation, prenez un peu de distance et, en temps réel,  examinez la sous cet aspect. A propos, Aspect, c’est le nom de notre dernier prix Nobel de physique. Et le physique, ça compte pour réussir dans la vie.

 

2 réflexions sur « J’en ai marre ! »

  1. Vous m’en direz tant Jim, votre histoire de chemin de fer, à cheval, ha ha ha, me rappelle que le cheval vapeur qui propulsait les locomotives autrefois faisait que les trains arrivaient toujours à l’heure. Voyez vous ça mon cher Paddy, aujourd’hui les trains sont perpétuellement en retard. Cela vous permet de lire votre journal Jim. Justement Paddy, pas plus tard qu’hier j’ai lu dans le journal que les animaux ne communiquaient pas ce qui les distinguait des hommes. Vous plaisantez Jim, les animaux communiquent entre eux, chacun dans la langue de leur espèce bien sûr tout comme les hommes, des plus petits aux plus grands, des fourmis aux baleines. Le train arrive à la gare, à ce soir pour le retour Paddy, converser avec vous est toujours un vrai plaisir. Je suis bien d’accord Jim, il faudra que nous retrouvions un jour avec nos épouses, je suis certains qu’elles auront beaucoup de choses à se dire

  2. Monsieur Alain Aspect porte bien son nom, il mérite le respect et n’est pas un suspect en quoi que ce soit. « Cela dit », j’ajoute une catégorie de conversation que je qualifie par « en rails de chemin de fer », interminables et qui se rejoignent jamais. « Vous m’en direz tant… » pourra me répondre l’interlocuteur éventuel, etc.

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