Le bon la brute et les enfants (Version 6-Proustienne)

Après ces versions très scolaires parues pendant cette semaine,  en voici une un peu plus recherchée, à la manière de Marcel Proust.

Le bon, la brute et les enfants
Version 6-Proustienne

Longtemps, je me suis assis de bonne heure à la terrasse de cet établissement de la rue Gay-Lussac, pour y déguster ma première coupe de champagne dans laquelle je laissais s’amollir une petite madeleine dorée et joufflue parmi les fines bulles qui montent en colonnes élégantes et spiralées dans ce breuvage aristocratique.

Je pensais déjà à la morne journée qui s’étendait presque indéfiniment devant moi et qui me séparait encore du souper mondain qui m’attendait ce soir dans un hôtel du Faubourg Saint-Germain, quand une voiture à chevaux vint s’arrêter devant ma table, obstruant ma vue sur les jeunes filles en fleur qui, à cette heure matinale, descendent en cortège vers le Luxembourg en faisant virevolter leurs ombrelles multicolores.

La voiture était conduite par un de ces hommes du peuple, de ceux que l’on nomme Fort-des-Halles et dont les muscles sont ornés de dessins, pour la plupart grossiers et gothiques à la fois, par des artistes forains que l’on rencontre dans ces lieux où les gens du monde ne vont qu’en bande pour goûter aux charmes acidulés de la canaille. La voiture était chargée de fûts rebondis et probablement fuyards, car l’odeur qui montait à présent de la carriole révélait que leur contenu devait être fait de bière, ce liquide fermenté si semblable au champagne par la couleur mais si différent par le goût et par l’usage qui en est fait.

Juché sur la voiture, l’homme laissait tomber les fûts sonores les uns après les autres sur le trottoir, sans prêter aucune attention aux réactions que ces bruits provoquaient parmi les chevaux de l’attelage et les clients de l’établissement.

Les jeunes filles étant devenues pour moi invisibles par la mauvaise grâce de l’homme de peine et le cours de mes pensées bouleversé par son bruyant manège, je sentais monter en moi une antipathie grandissante envers la brute en même temps que les premiers signes du malaise respiratoire qui ne manquerait pas de me gagner si ce supplice devait se prolonger encore quelques instants.

C’est alors que, du haut de la rue, me parvint un bruit grandissant que je ne pus identifier immédiatement. Il ressemblait à celui que font ces petits torrents de moyenne montagne quand ils charrient quelques galets dans leurs tourbillons. Aux premières têtes qui apparurent à l’angle de la terrasse, je compris que ce bruit charmant était celui des pas et des bavardages d’un groupe de jeunes garçons partant au jardin sous la conduite de leur instituteur.

L’espace restreint qui leur était laissé entre la terrasse et la voiture du livreur, encore réduit par la présence au sol de quelques tonneaux délaissés, ralentit la marche des enfants et les obligea à passer l’obstacle deux par deux, ce qui ne troubla nullement leurs conversations, mais prolongea le passage de leur petite troupe devant le livreur en l’empêchant de poursuivre sa tâche exaspérante.

J’observais alors l’homme, qui était maintenant debout sur le plateau de sa voiture, les poings sur les hanches, et, tel un Jupiter capitolin, contemplait de haut les jeunes têtes qui passaient devant lui. Lorsque je vis que, contrairement à mon attente, il n’affichait pas un air hostile, excédé ni même impatient mais, qu’en fait, il souriait d’un air attendri au spectacle qui lui était donné, mon ressentiment à son encontre fondit aussitôt. Quand, par plaisanterie, il se mit à toquer doucement de son index recourbé le sommet du crâne de certains des enfants, et que ceux qui étaient ainsi touchés se mirent à chercher en riant d’où pouvait bien venir le coup farceur, je me pris à l’aimer.

C’est le fait des anges qui passent que de changer notre façon de voir les hommes.

La prochaine version, la septième, à la manière de la Série Noire, paraitra demain 19 avril.

 

5 réflexions sur « Le bon la brute et les enfants (Version 6-Proustienne) »

  1. Je suis content que tu aies ressenti ce que tu dis dans ton commentaire, car la description des sentiments, des lieux, des paysages et des personnes est vraiment ce qu’il y a de plus marquant dans la Recherche.
    « A la recherche du temps perdu » est non seulement l’œuvre la plus connue du petit Marcel, mais aussi la plus volumineuse. 7 tomes :
    Du côté de chez Swann
    À l’ombre des jeunes filles en fleurs
    Le Côté de Guermantes
    Sodome et Gomorrhe
    La Prisonnière
    Albertine disparue
    Le Temps retrouvé
    Environ 3500 pages.
    Si tu t’intéresses à La Recherche, vas lire dans le JdC ma critique intitulée
    « Ne lisez jamais Proust »
    Pour ce qui est de l’époque dans laquelle j’ai situé mon pastiche, elle était quasiment imposée par le style. On n’écrit plus, on ne décrit plus, on ne parle plus comme Proust aujourd’hui (dommage !) et il fallait que je place des jeunes filles et des ombrelles. Celles d’aujourd’hui portent plutôt des iPhones.

  2. J’ai adoré cette version, très sentimentale, avec pleins de détails, on imagine bien la scène, on a un sentiment de légèreté qui vous porte, de positif !!!!!!!!
    La seule chose qui me chagrine, pourquoi la scène ne se passe pas à notre époque mais à son époque ? Marcel Proust (j’ai lu sur Wikipédia) 1871-1922 (51 ans)
    Ses prénoms Valentin Louis Georges Eugène Marcel c’est pas mal, son œuvre est appelée « romanesque » et une des plus connue est « A la recherche du temps perdu », une partie a été publié après sa mort de 1913 à 1926.

  3. J’avais bien compris que cette version était un pastiche, pour moi d’ailleurs mieux que du Proust (bon, je sais, j’irai en enfer avec les ignares). J’attends la version Chandler avec impatience, j’avais oublié ce matin qu’elle devait clore la série. Je suis plus à l’aise avec Chandler qu’avec Proust, c’est plus direct et ça me tire du grand sommeil.

  4. Merci pour ce joli commentaire. L’écriture de ce texte en trois phrases sur cinq pages aurait été une caricature de Proust. Vu mon admiration bien connue pour le petit Marcel, tu te doutes bien que ce que j’ai voulu faire est plutôt un pastiche, qui comme on sait est un hommage du pasticheur au pastiché.

    Je dois te préciser que cette version, pour toi hors concours, si elle est bien la sixième, n’est pas la dernière. En effet demain, à 6:48 a.m., paraitra la septième version, encore un peu plus longue, la version Série Noire. Sans être un pastiche de Raymond Chandler, qui me semblait encore plus difficile à faire que celui de Proust, c’est bien un hommage au papa de Philip Marlowe.

  5. J’attendais la sixième et dernière version avant d’émettre un commentaire, inquiet toutefois à l’idée que celle-ci, annoncée comme proustienne et n’étant pas proustien personnellement, soit en trois phrases étalées sur cinq pages au moins. Après la version télégraphique un peu expéditive je craignais donc le pire mais, si cette dernière version n’était pas de cinq pages et trois phrases, elle était tout de même plus longue que les cinq précédentes. Proust mis a part ce qui me convient, cette version est celle que je préfère. Je la classe cependant hors concours. Des cinq autres, ma préférence est catégoriquement attribuée à la troisième du fait même que l’accoustique est suggérée ce qui stimule encore plus l’imagination de la scène qui est décrite par le texte. Qui n’a pas entendu cent fois le typique « ça marche » envoyé par un bistrotier derrière son bar? Ça vaut plus que le « reçu cinq sur cinq » des militaires pour créer l’ambiance. Donc cette évocation du son ajouté dans le texte – un peu comme une bonne bande son superposée à un film – crée l’atmosphère qui sublime le dénouement. Un dernier commentaire justement à propos d’atmosphère, si je peux me le permettre, j’aurais préféré que la dernière phrase qui clos la scène soit celle de la première version, on aurait tout aussi bien compris que Philippe était touché par le dénouement.

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