Le bon, la brute et les enfants (Version 7-Série Noire)

Voici la septième et dernière version de cet exercice de style.
Après la version Proustienne, voici la version Chandlerienne, du moins je l’espère.

Le bon, la brute et les enfants
Version 7-Série Noire

Si vous n’êtes jamais allé dans le Bronx, continuez comme ça. Mais si un jour, par un effet pervers de travaux routiers, vous deviez traverser ce quartier de New York pour vous rendre de JFK à Manhattan par exemple, renfoncez-vous dans le creux de la banquette de votre taxi, ouvrez en grand le New York Times, plongez y votre nez et ne regardez pas dehors.image
Si par malheur vous deviez absolument vous y rendre et que vous  passiez du côté du carrefour Brook /  148ème, vous avez des chances, ou plutôt, des risques de m’y rencontrer. Je traine tous les jours dans le coin, plus précisément vers chez Matt, ou encore plus précisément devant le bar du « Matt’s cocktail lounge ». Si jamais vous entriez dans l’établissement, vous seriez tout d’abord surpris par le décalage abyssal qui existe entre  le standing du lieu et son appellation de  « cocktail lounge ». L’élégance du mot devait refléter les ambitions de Matt et les espoirs qu’il avait mis dans sa boite quand il l’avait ouverte une demi-douzaine d’années plus tôt. C’est l’effet habituel du Bronx que de dissoudre ce genre de rêve.

La deuxième chose qui pourrait vous surprendre, c’est l’aspect du type qui est assis au bar à la place du fond et qui parle à sa bouteille de Milwaukee’s Best Premium. (Elle doit s’appeler Premium parce que c’est la première dans le classement des bières par ordre de prix croissant.) Un mètre quatre-vingt-quinze,  cent-quinze kilos, chaussures de cuir avachies, chemise à carreaux flottant sur un jean usé mais véritable, l’ensemble, homme et vêtements, ayant l’air très fatigué. Le type assis au bar là-bas,  à la place du fond, c’est moi. Ça doit bien faire une paire d’années que je suis devenu le client officiel de Matt et, lui, mon meilleur ami.

Comment j’en suis arrivé là ? C’est une longue histoire qui demanderait bien trois ou quatre Milwaukees, mais qu’on peut aussi résumer comme ça si vous n’avez pas les moyens de me les offrir: Père militaire, mère partie, Northern Arizona State College, puis Northern Arizona University, quaterback de l’équipe de football, bel avenir professionnel, genou et avenir bousillés par un arrière de l’équipe de Penn State dans une demi-finale du Sugar Bowl. Nouveau départ à Los Angeles derrière une fille accueillante, tentative de création d’une agence de détective privé, récupération de créances, filatures minables, et puis la belle affaire, qui tourne mal. Enfin, la fuite à New-York, caché dans la foule.

Pourquoi j’ai choisi le Bronx ? En réalité, personne ne choisit le Bronx. On y est né ou on y tombe. Moi, je suis tombé un soir devant chez Matt et j’ai pris racine. Depuis, je suis là une bonne partie de la journée, comme si j’étais à mon bureau, à chercher des occasions de me faire quelques dollars, pas trop malhonnêtement si possible, comme impressionner des débiteurs négligents, conduire une voiture au garage, accompagner un maigrichon dans une affaire délicate. Ça me permet tout juste de payer de temps en temps ma chambre de la 146ème, un ou deux repas et quatre ou cinq bières par jour, en attendant que les choses se tassent, disons dans quatre ou cinq ans, et que je puisse retourner à Los Angeles, dans la Cité des Anges, au soleil.

A propos de soleil, comme aujourd’hui il fait beau et que je suis le seul client, Matt a sorti une petite table et deux chaises métalliques sur le trottoir où il m’a rejoint avec deux cafés, compliments de la maison. Gallagher, le flic irlandais, est passé devant nous au ralenti dans sa voiture de ronde. Il a décidé de ne pas relever l’infraction. Il y a des jours comme ça, même dans le Bronx. Après une heure ou deux à regarder passer les voitures, on était bien, surtout parce que Matt avait décidé d’aggraver la faute en sortant quelques bières.

C’est alors qu’il est arrivé, comme un gros nuage de pollution dans mon ciel bleu.

C’était Al Wheeler, le privé chic de Beverly Hills. Ce bon vieux Al, avec sa carrure de coureur de 100 mètres, ses chaussures à 800 dollars, ses chemises de sport Ermenegildo Zegna, ses lunettes de soleil Dolce Gabana et son teint perpétuellement halé. Une ordure de première, Al, un type qui vous vendrait sa sœur pour se faire quelques dollars, mais qui en plus ne la livrerait pas. Un salopard spécialiste du nettoyage des écuries d’Augias entre Malibu et West Hollywood. Un malfaisant qui m’avait branché sur l’affaire Collinson et  qui s’était débrouillé pour me faire porter le chapeau quand elle avait mal tourné. Quand il est descendu de sa voiture de location, un cabriolet Mercedes de taille respectable, la silhouette d’Al Wheeler sur Brook Avenue détonait autant que celle d’une pom-pom girl au milieu d’un camp de réfugiés. Il m’a adressé son large sourire californien, vous savez, celui qui vous dit « Je pète la santé, je me fais blanchir les dents et je suis plein aux as. Pourquoi que tu fais pas pareil ? ». (Malgré ses beaux habits, Al a toujours manqué de classe dans sa façon de parler.)

Devant ce sourire en 16 / 9ème, je sens toute ma vieille haine contre lui remonter en moi. Je revois Los Angeles et tous ces mois de boulots minables à essayer de rester honnête. Je revois cette affaire si prometteuse où je me suis fait manipuler par Wheeler et Collinson jusqu’à être mouillé-trempé dans l’affaire des pots de vins du South Gate Freeway. Je revois ma lettre au District Attorney qui balançait tout le toutim avec les noms et les sommes versées. Je revois mes galères new-yorkaises depuis deux ans et je vois l’état dans lequel je suis aujourd’hui. Tout ça, c’est à Al que je le dois.

A le voir comme ça, lui, il n’a pas l’air de m’en vouloir. Pourtant, il n’a surement pas oublié que deux ans plus tôt, quand j’ai quitté L.A. en urgence pour échapper aux sbires de Collinson, dont les meilleures intentions à mon égard étaient de me casser les genoux, je suis parti au volant de sa Porsche Panamera avec sa petite amie du moment après avoir ravagé son bureau en duplex de Wilshire Boulevard. Comme j’ai planté la Porsche un peu plus tard entre Columbus et Pittsburgh et que la fille m’a lâché aussitôt après, je ne suis pas vraiment en mesure de les lui rendre. Alors, aujourd’hui, il se pourrait qu’il y ait du sport sur Brook avenue.

Al ne peut pas être là par hasard. Il a sûrement remplacé la voiture et la fille depuis longtemps et ce n’est pas pour les récupérer qu’il a suivi ma trace jusqu’ici. Non, c’est pour régler ses comptes. Et bien, il va être servi. J’ai beau peser trente livres de trop et manquer sévèrement d’entrainement, ce n’est pas son body-building à la mode Venice Beach qui va me faire peur. Il ne fait littéralement pas le poids, Al. Je vais le ratatiner, Al. Je vais lui faire avaler ses Dolce Gabana et sa carte de crédit Platinum Infinite.

Alors qu’il entreprend de traverser le large trottoir dans ma direction, je me lève lentement de ma chaise que je saisis derrière moi par son dossier. Matt a compris qu’il se passait quelque chose. Il s’est levé et s’est écarté un peu pour me donner du champ. Mon plan est le suivant : quand Wheeler ne sera plus qu’à deux ou trois mètres, je lui balancerai ma chaise dans les jambes et là, de deux choses l’une, ou bien il tombera empêtré dans la chaise, ou bien il se penchera en avant pour frotter ses tibias douloureux. Dans les deux cas, je l’entreprendrai avec un grand coup de tatane au visage pour le finir en improvisant sur le trottoir.

Al continue d’avancer, précédé de son menton volontaire et de son sourire ultra-blanc. J’amorce le mouvement de balancier qui va me permettre de lancer la chaise.

À ce moment, un bruit grandissant se fait entendre du côté du carrefour. C’est un bruit qui me rappelle un peu celui d´une cascade. Je jette un coup d’œil vers le haut de l’avenue, mais on ne voit encore rien. Le bruit enfle, et puis, à l’angle, apparaissent les deux premiers gamins. Ils arrivent de la 148ème et tournent dans Brook Avenue. Ils sont accroupis, presque agenouillés sur leur skate-board, un bras tendu en avant, la main à plat, paume vers le bas, dans une splendide position de recherche de vitesse. Ils sont immédiatement suivis par une dizaine d’autres enfants, strictement dans la même attitude. On ne peut les distinguer que par la couleur de leur peau, noire, brune ou blanche et de leurs chemises flamboyantes. Dans deux ou trois ans, ils auront tous atteint l’âge qui dans le Bronx les fera considérer comme dangereux, mais pour le moment, ils font la course, ils descendent Brook à toute allure, aussi légers et inoffensifs qu’une volée de moineaux.

J’ai suspendu mon méchant geste, et Al s’est immobilisé pour laisser passer les bolides entre nous deux. Malgré la tension du moment, je ressens d’un coup une sorte d’élan de sérénité mêlée de nostalgie à la vue de cette bande de gosses si concentrés sur leur course qu’ils ne voient rien autour d’eux. Je surveille Al, et je m’aperçois qu’il arbore la même expression. Sale hypocrite ! Et puis l’avant dernier gamin, qui n’avait vu Al qu’au dernier moment, est tombé en essayant de le contourner, entraînant dans sa chute le dernier des coureurs. Nous voilà avec deux gosses roulant au sol, alors que le reste de la troupe est déjà trop loin pour s’apercevoir de quoi que ce soit. Ils sont par terre, entre nous, un peu sonnés. J’ai lâché le dossier de ma chaise et me suis penché sur le gamin le plus proche pour le relever. Du coin de l’œil, je vois Al qui fait la même chose avec l’autre. Mon gamin a perdu une chaussure et saigne un peu du coude. Celui d’Al a la figure pleine de poussière et il a déchiré son jean. Aucun des deux n’a l’air vraiment mal en point, ils en ont vu d’autres, et d’ailleurs, ils se tortillent déjà pour s’arracher à nos mains, remonter sur leur planche et foncer derrière leurs copains.

Nous les regardons disparaître dans un flottement de chemises.

Puis nous nous regardons tous les deux. Al reprend son sourire idiot, époussette sa belle chemise et s’avance. Il est maintenant trop près pour que je lui lance ma chaise, que j’ai d’ailleurs lâchée dans mon numéro d’imitation de Florence Nightingale, et mon plan est fichu, provisoirement. Il parle le premier :

-Salut, George. Marrants, les gosses, hein ? Ça fait presque deux ans que je te cherche. Content de t’avoir trouvé ! Ça a pas l’air d’aller trop fort pour toi, hein ?

-Qu’est-ce que tu veux ? Si c’est pour la Porsche ou pour Carol, tu dois savoir que je les ai plantées toutes les deux.

-Ni l’une, ni l’autre. Des Porsche, y en a plein les garages à L.A. Quant à Carol, si tu veux savoir, quand elle t’a plaqué, elle est revenue me voir, et c’est moi qui l’ai virée. Non, je t’en veux pas pour ça, même pas pour ta peinture à neuf de mes bureaux à la bombe rouge pompier et noir pompes funèbres. Non, c’est rien tout ça. C’est moi qui te dois.

– ???

-Dis-moi, on serait pas mieux à l’intérieur ? Je t’offre un verre.

Al entre dans la pénombre du bar et je le suis en restant sur mes gardes. Il choisit un compartiment du fond. Matt nous surveille depuis sa caisse où il fait semblant de vérifier la recette.

-Bon, je te raconte. Quand tu es parti en plantant tout le système du South Gate Freeway, le District Attorney a lancé un mandat contre Collinson, qui a fichu le camp aussitôt au Mexique. Les flics mexicains l’ont arrêté deux mois plus tard à la demande de la police de Los Angeles dans sa planque d’Ensenada. Ils allaient l’extrader, mais ils se sont aperçus qu’il était recherché depuis dix ans pour un trafic de drogue dans le Yucatan. Ils ont donc décidé de le garder jusqu’à éclaircissement complet de l’affaire. Il y a des gens qui font en sorte que ça prenne un peu de temps. Collinson est maintenant à Chetumal, dans une charmante petite prison mexicaine. D’après mes informateurs, il n’en sortira pas avant une quinzaine d’années, s’il en sort vivant. Voilà pour Collinson. Plus rien à craindre de ce côté-là.

-Merci pour le pronostic, ça fait plaisir. Mais tu m’as quand même fait porter le chapeau. Je risque toujours d’aller en prison à ta place et je ne peux pas retourner à Los Angeles.

-Plus maintenant. Quand ils ont appris que Collinson était recherché pour trafic de drogue au Mexique, les huiles qui étaient mouillées dans l’affaire South Gate ont fait ce qu’il fallait pour qu’il soit arrêté et transféré à Chetumal, à l’autre bout du pays. Du coup, plus de Collinson, plus de témoin, et plus de témoin, plus d’affaire. Le D.A. s’est fait une raison. Il est passé à autre chose. Tu peux rentrer quand tu veux…

Nous avons passé toute l’après-midi et le début de la soirée à revivre l’affaire Collinson en assurant à Matt sa plus belle recette de la semaine. Plus la journée avançait, plus je sentais que le poids qui m’oppressait depuis deux ans devenait léger. Vers 10 heures du soir, Al et moi sommes allés manger un morceau à Manhattan, là où vous pouvez laisser un cabriolet Mercedes plus de dix minutes sans qu’il disparaisse. Vers 3 heures du matin, nous étions les meilleurs amis du monde et nous nous jurions fidélité dans une élocution pâteuse que nous seuls pouvions comprendre. A 6 heures du matin, nous étions allongés sur l’herbe humide de Bryant Park, un peu dessoulés par la fraicheur du matin. Ça faisait bien une demi-heure que nous écoutions sans rien dire les bruits de la ville qui se réveillait. Et puis :

-Ecoute, George, j’ai bien réfléchi. Je te dois quelque chose. Ça fait longtemps que j’ai envie d’ouvrir une agence à Santa Barbara. Y a pas mal de fric à ramasser là-bas et je peux pas passer mon temps à faire l’aller-retour sur l’US 101. Alors voilà, je t’aide à monter l’agence Wheeler-Willoughby (c’est mon nom !), je te file mon carnet d’adresse, tu te débrouilles et tu me donnes 50% des honoraires. Y aura pas de problème pour toi à Santa, tu as la classe et l’éducation pour traiter avec les rupins du coin. Moi, je pourrais pas. Mon terrain, c’est le show business, la politique, pas les bourgeois.

– ?…

-Qu’est-ce que t’en dis ? Je rentre à L.A. en début d’après-midi. Viens avec moi. On passe le week-end chez moi et on met tout ça au point. Qu’est-ce que t’en dis, hein ? Qu’est-ce que t’en dis ?

Je me suis réveillé au moment où les roues du Boeing touchaient le béton de la piste de LAX. Dans la demi-torpeur du réveil, j’ai suivi Al jusqu’aux bagages où il a récupéré sa valise Vuitton, puis jusqu’au parking où il m’avait dit avoir laissé sa voiture. Nous nous sommes dirigés vers une grosse berline Mercedes aux vitres fumées. Il a ouvert le coffre pour y mettre sa valise, puis la portière arrière pour y jeter son imperméable.

C’est à cet instant que j’ai vu Collinson, confortablement installé sur la banquette, souriant à côté de Bix, son éternel gorille. C’est presque en même temps que j’ai remarqué la batte de baseball posée sur le plancher.

-Salut, George ! a dit Collinson.

Fin

3 réflexions sur « Le bon, la brute et les enfants (Version 7-Série Noire) »

  1. Tu as de l’imagination, on s’y croirait aussi, mais je préfère les versions plus sentimentales !!!

  2. Voici un style,grâce auquel tu aurais pu être édité par Gallimard ,coopté par Duhamel!
    Bravo et merci pour la nostalgie.
    GC

  3. Ce dernier épisode (cette fois je ne me trompe pas) couronne magnifiquement cette série de sept parfaitement réussie. Hier j’ai classé la version 6 dite Proustienne hors concours et la version 3 dite Auditive en premier des 5 autres. Aujourd’hui, sans hésitation et sans regret, je place cette « Série Noire » en tête de ma hiérarchie. Je l’ai lue en imaginant Humphrey Bogart et sa voix traînante inimitable, voire Robert Mitchum et la sienne bien alcoolisée, racontant cette – leure – histoire (je ne peux pas m’empêcher de lire une histoire avec la voix indélébile de celui qui l’a incarnée parfaitement à l’écran; par exemple, Raimu dans d’autres registres). Je dis donc « merci et bravo » à cette série qui m’a réjoui sept matins de suite et tout particulièrement à cette dernière, la plus longue mais captivante de la première à la dernière ligne. Mais je reste sur ma faim et souhaite savoir prochainement ce qu’il advient de George (j’ai bien remarqué que Philippe n’a pas commis l’erreur d’accoler un S en bout de ce prénom). S’en sortira-t-il?

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