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Go West ! (95)

(…) Quant à Julius, je n’ai retenu de lui que ce que j’en ai dit plus haut : son accent, son rire, quelques bribes de sa vie, son ouverture d’esprit et sa gentillesse. Et soudain je me rappelle qu’alors que nous approchions d’Harrisburg, il m’a dit :
— Aujourd’hui, tu es un étudiant. Tu voyages, tu vois des pays, tu découvres des choses. Plus tard, tu seras un ingénieur. Un jour sans doute, tu seras important ; les gens t’écouteront. Alors quand tu leur raconteras ton voyage en Amérique, sois juste avec mon pays.

Nous sommes arrivés Harrisburg le vendredi 17 août en début d’après-midi. Une heure avant, nous nous étions arrêtés une dernière fois pour faire le plein d’essence dans une station-service. Julius avait consulté la carte routière offerte par Esso pour repérer la route qui pourrait me mener jusqu’à Washington, puis, il avait ouvert le coffre de la voiture et en avait extrait un rectangle de carton blanc. C’était le couvercle de la boite dans laquelle il avait rangé quelques livres et des dossiers. A l’aide d’un gros crayon bleu puisé au fond du carton, il avait tracé les contours de deux grandes lettres capitales qu’il avait ensuite remplis au moyen d’un gros crayon bleu. Le rectangle blanc disait maintenant « D.C. » Il me l’avait tendu en disant :
— Tiens ! Ça suffira. Les gens comprendront où tu vas.
Nous sommes repartis pour nous arrêter plus loin dans la dernière station-service avant l’embranchement pour Washington. Nous avons pris ensemble un dernier Coca et un dernier sandwich et puis je suis allé me placer à la sortie de la station et j’ai commencé Continuer la lecture de Go West ! (95)

Go West ! (94)

(…) Julius rentrait chez lui chargé de cadeaux pour toute la famille mais, comme il me l’apprît quelque part entre Las Vegas et Denver, le cadeau le plus extraordinaire qu’il rapportait était pour lui : c’était sa voiture, la Cadillac Fleetwood Sixty Special, année 55, couleur rose, exactement le même modèle et la même couleur que la voiture d’Elvis Presley.

Si, comme le monde entier, je connaissais Elvis Presley, à cette époque, je n’en étais pas vraiment fan. Je me rangeais plutôt parmi les adeptes de Duke Ellington, d’Oscar Peterson et d’une récente révélation, Dave Brubeck. Que deux microsillons de Ray Charles figure dans ma discothèque me paraissait une concession suffisante à la musique populaire. Alors Elvis…
Je ne savais pas grand-chose de sa musique et pas davantage de sa vie privée. Mais je savais qu’effectivement, un jour, Elvis avait acheté une Cadillac rose. Cet événement avait déclenché les commentaires ironiques des journaux français qui y avait trouvé la confirmation du mauvais goût bien connu des Américains.

Julius avait acheté la voiture à un marin de la base de San Diego, un fils de famille, qui lui-même l’avait gagnée au poker à un vague scénariste hollywoodien. Le marin achevait un engagement d’un an dans la Marine que son conseil Continuer la lecture de Go West ! (94)

Go West ! (93)

(…)Ceux-là savent qu’un ride de plus de quatre mille kilomètres en quatre jours, c’est une sacrée performance ; que seulement deux voitures aient été nécessaires à cet exploit, c’est un coup de chance phénoménal ; que l’une de ces voitures soit une Cadillac et l’autre une Lincoln Continental, que la première soit conduite par un sergent noir et la seconde par un chauffeur blanc, et que la Lincoln soit noire et la Cadillac rose, que tout cela ne peut être que du domaine du délire onirique, donc de l’impossible.
Mais nous sommes en Amérique, et là-bas, il arrive que le rêve américain devienne réalité.

Quand elle s’est approchée de moi, j’ai bien reconnu sur la calandre le V largement évasé de Cadillac surmonté de son blason, mais ce n’est que le lendemain matin, à la lumière du jour, que j’ai remarqué sa couleur. Pour le moment, tout ce que je voyais, c’était une grosse voiture arrêtée à ma hauteur avec, à l’intérieur, un homme noir qui se penchait vers moi et qui me demandait où j’allais.

— Washington ! Washington D.C. ! lui ai-je répondu, désabusé, presque agressif, comme si je considérais que cette destination était inaccessible et que de toute façon ce n’est certainement pas lui qui pourrait m’y emmener.

— Cool ! m’a répondu le bonhomme. Tu as un permis de conduire ?

L’espoir renaissait car, quand un type vous demande si vous avez un permis de conduire, ce n’est pas pour vous lâcher au bout de dix miles. Je lui ai dit Continuer la lecture de Go West ! (93)

Go West ! (92)

(…) Je ne sais pas ce qui m’a poussé à le faire, peut-être le fait qu’elle ait dit Philippe au lieu de Phil ou de petit homme, peut-être la chaleur du baiser que nous avions partagé un peu plus tôt, mais je l’ai fait.  Dans un mouvement très souple et très naturel, comme dans un film, j’ai passé mon bras gauche derrière sa nuque, je me suis penché vers elle et je l’ai embrassée. Tout d’abord, elle est restée sans réaction ; elle se laissait faire. Alors j’y ai mis un peu plus de passion, en même temps que je passai ma main sous sa chemise. C’est à cet instant que j’ai reçu un grand coup de son coude droit dans les côtes.
— Petit con ! Décidément, tu n’as rien compris !

C’est de cette façon lamentable que se terminèrent les trois jours les plus extraordinaires que j’aie jamais vécus : insulté, humilié, planté là sur le bord de la route, je regardais une petite voiture traverser en bondissant le terre-plein central pour rejoindre la chaussée qui retournait vers la ville.

Lorsque ses feux eurent disparu, je demeurai un moment immobile, puis je fis machinalement trois pas dans la direction de Las Vegas Continuer la lecture de Go West ! (92)

Go West ! ( 91)

(…) Sur le coup, ça me fait plaisir que Mansi ait voulu me rendre service. Ça prouve bien qu’elle m’aime un petit peu !
— Merci, c’est gentil de la part de Mansi de…
— Ne te fais pas d’illusions. Elle veut surtout être sûre que tu ne vas pas revenir traîner dans le coin. Avec tes réactions de lycéen, on ne sait jamais. Elle m’a même demandé de te surveiller jusqu’à ce que quelqu’un t’ait pris en voiture ! Alors, tu vois…

Et paf ! Encore un coup à l’amour propre. En silence, je croise les bras et me rencogne contre la portière.
— Écoute, petit homme. Non, excuse-moi : écoute, Philippe…
Ça me fait du bien d’entendre mon prénom, prononcé en entier, plutôt gentiment.
— Écoute, Philippe. Tu prends tout ça trop au sérieux. Je te comprends, remarque. J’ai un petit cousin comme toi, Matt. Il est gentil, Matt, dix-huit ans, bien élevé, timide, maladroit. En septembre, il va rentrer à l’université, à Davis. Je le connais bien, Matt. Tu me fais un peu penser à lui.
— Un gentil crétin, quoi !
— Mais non, pas du tout ! Je l’aime bien, Matt, simplement, il n’est pas comme nous, je veux dire pas comme Mansi, comme Bob, ou comme moi. Quand je t’ai observé l’autre soir, installé comme tu l’étais chez Mansi, je l’ai tout de suite imaginé à ta place. Débarquer d’un seul coup dans un milieu totalement différent de celui dans lequel on a toujours vécu, ça ne doit pas être facile. Moi, je n’aurais jamais amené Matt dans une soirée comme ça, et s’il avait été là quand même, je l’aurais surveillé, je l’aurai protégé. Pendant un moment, j’ai bien failli le faire pour toi. Mais quand j’ai vu que tu t’entendais si bien avec Brenda… Continuer la lecture de Go West ! ( 91)

Go West ! (90)

(…) J’en ai pris plein la figure. Submergé par ce flot de révélations, je n’arrive pas à les assimiler. J’ai la gorge serrée, je suis incapable de prononcer un mot. J’ai fini de m’habiller depuis longtemps et c’est au moment où je me penche pour ramasser mes affaires qu’un sentiment de révolte m’envahit. J’attrape mon sac, marche jusqu’au coin du lit et m’assieds dessus, le sac entre mes pieds.
— Je ne pars pas !
— Quoi ? Et Bo qui arrive !
— Je m’en fous, je ne pars pas ! Bo ne me fait pas peur !

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ce Bo ne me fait pas peur ! est sorti malgré moi. On n’a pas idée de dire un truc pareil ! Et quand bien même ce serait vrai, quand bien même je l’affronterais, Bo, ça nous mènerait à quoi ? À une discussion de gentlemen au cours de laquelle je tenterais de le convaincre de me laisser dormir avec sa femme encore quelques jours ? À une bagarre dans laquelle j’aurais toutes les chances de me faire estropier et jeter dehors ? Ridicule ! Ridicule et dangereux ! Mais il a fallu que je le dise… Stupide !

— Fran ! Viens m’aider à foutre ce petit con dehors !

Fran arrive du salon. Ses deux bras pendent le long de son corps, mais au bout du bras droit, il y a un couteau de cuisine, pointé vers le sol. Elle fait deux pas vers moi et se fige. Son corps paraît à la fois souple et tendu, elle l’air impassible mais attentive, immobile et dangereuse comme un serpent. Je me lève brusquement et recule en trébuchant le long du lit. Le téléphone sonne. Continuer la lecture de Go West ! (90)

Go West ! (89)

(…) Choqué par les insultes que je viens de crier, abasourdi, je me tais et reste devant Mansi, essoufflé, les bras ballants. Et c’est là qu’elle se fâche. Pour la première fois, je l’entends élever la voix.
— Dis-donc, petit homme ! Qu’est-ce qui te prend de me parler comme ça ? T’étais plutôt modeste, ces derniers temps ! Plutôt sur la réserve, non ? Inexistant, à la limite ! Tu ne trouves pas ? Alors qu’est-ce qui s’est passé ? Tu te crois des droits parce qu’on a dormi ensemble ? Allez, gamin ! Finis de t’habiller et va jouer ailleurs !
Inexistant ! Gamin ! Je chancelle un peu, mais je reprends de l’assurance et j’ose dire :
— D’abord, on n’a pas fait que dormir, si je me souviens bien !

J’ai forcé sur l’ironie et, sur le moment, ma réplique me plait bien. Toujours ce désir de répartie assassine… Mais je ne tarde pas à réaliser qu’elle est puérile et déplacée. Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’elle est également stupide car à l’époque j’ignore qu’en anglais dormir avec quelqu’un signifie précisément faire l’amour avec ce quelqu’un, ce qui implique pourtant qu’on ne dorme pas.
Mansi ne répond que par un haussement d’épaules. Je continue sur un ton plus doux, entre geignard et enjôleur :
— Et puis, on était bien ensemble, non ? Moi, en tout cas, j’étais bien. Je croyais que toi aussi. Tu me l’as dit, plusieurs fois. Alors pourquoi tu veux tout ficher en l’air ?
Mansi tombe des nues : Continuer la lecture de Go West ! (89)

Go West ! (88)

(…) Mais à l’époque du récit, je n’y crois pas à sa ville fantôme. Pourtant, je ne peux pas le lui dire.  D’abord, ça lui ferait de la peine, et ça, je n’en ai pas le courage. Ensuite, si je veux rester encore un peu ici et si je veux encore coucher avec elle, il ne faut pas lui dire. Et ça, c’est ce que je veux.
— Le 15 décembre, me dit-elle ! Tu te rends compte ? Le 15 décembre !
Alors je me tourne vers Mansi et la contemple avec admiration. Puis, simplement, comme elle l’avait fait lors de notre premier matin, je lui dis à mon tour : « C’est formidable ! Embrasse-moi. »

Ni Mansi ni moi ne dormons encore vraiment, quand tout à coup :
— Mansi ! Ouvre-moi ! Vite !
Il y a quelqu’un qui tambourine sur la vitre de la chambre et qui crie à voix étouffée.
— Ouvre-moi ! Il est revenu ! Il arrive ! Dépêche-toi !
Mansi hésite une seconde puis bondit nue hors du lit. Elle fonce à la fenêtre, tire le rideau et ouvre la baie vitrée. Fran entre. Elle est très énervée.
— Il est là ! Il est en ville ! Il arrive !
Mansi ne pose pas de question. Elle emmène Fran vers le salon. Je les entends discuter un peu, puis elles reviennent dans la chambre. Mansi commence à rassembler ses vêtements.
— Habille-toi, s’il te plaît, me dit-elle.
Elle a parlé de son ton calme habituel, neutre, sans intonation. On dirait une simple demande, mais c’est un ordre, un ordre qui ne souffre pas de question. Pourtant, moi, je ne peux pas m’empêcher de râler.
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Continuer la lecture de Go West ! (88)

Go West ! (87)

(…)
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas se recoucher quand, même ?
— Si tu veux, on peut…
Elle avait repris son ton neutre habituel et je n’arrivais pas à savoir ce qu’elle avait vraiment voulu exprimer. Était-ce l’enthousiasme : « Oh oui, Phil, s’il-te-plait, retournons dans la chambre » ? Ou bien une simple constatation objective des possibilités : « Parmi les choses que nous pouvons faire ce matin, nous recoucher est un choix parmi d’autres » ? Ou encore la résignation : « Moi, j’aimerais mieux pas, mais si ça te fait vraiment plaisir… » ?

Compte tenu de son attitude de tout à l’heure, je penchai plutôt pour la troisième version. Et puis, comme je venais de décider de m’intéresser davantage à elle, je changeai de sujet :
— Mais, dis-moi, tu ne dois pas sortir ? On est lundi aujourd’hui, non ? Tu ne travailles pas
— J’ai un petit boulot, mais seulement un jour sur deux et jamais le lundi.
— Ah bon ? Mais ça m’intéresse. Qu’est-ce que tu fais comme travail ?
Elle m’expliqua qu’elle était guide à Calico, une ville fantôme qui avait poussé au siècle dernier à une dizaine Continuer la lecture de Go West ! (87)

Go West ! (86)

(…) Il fallait encore que Mansi soit d’accord et il n’était pas question que je le lui demande. « Euh, dis-moi, Mansi… Ça ne t’ennuierait pas que je reste encore un petit mois chez toi ? » Non, je ne me voyais pas dire ça. Il fallait que ce soit elle qui demande. Ça, évidemment, ce serait l’idéal : « Tu sais, Phil, j’aimerais que tu restes encore… » Non, le mieux, ce serait un non-dit, une prolongation de la situation, jour après jour, sans demande, sans parole que je puisse regretter plus tard, sans engagement, une reconduction tacite en quelque sorte. Ensuite, on verrait bien…

Pour arriver à mes fins, je me disais qu’il me faudrait entourer Mansi d’affection, de tendresse, d’attentions. Il faudrait que je sois drôle, que je m’intéresse à elle, à son passé, à ses goûts, en un mot, que je me rende de plus en plus aimable. Retombant dans mon travers habituel, j’étais sur le point  d’endosser une fois de plus les habits d’un personnage stéréotypé, et ce personnage, cette fois-ci, c’était Don Juan. Comme extérieur à moi-même, je pouvais m’observer en train d’élaborer ma tactique de séducteur cynique pour parvenir à profiter des bons sentiments d’une femme et de son hospitalité.
Me rendre aimable ? Je m’en sentais capable. Mais aimable à quel point ? Jusqu’où fallait-il aller ? Jusqu’à ce qu’elle Continuer la lecture de Go West ! (86)