(…) Pour autant qu’elle m’ait dit la vérité, sa vie avait été peu banale, souvent drôle, dramatique en quelques occasions, toujours brillante. Elle pratiquait avec aisance l’humour et l’autodérision pour raconter les périodes les plus heureuses de sa vie et passait à l’understatement britannique quand elle abordait une période moins rose.
Bette était arrivée à Paris au milieu de l’année 1920. Elle était née à Boston, elle avait vingt et un ans venait de se marier avec George Smythe. Elle l’avait fait contre l’avis de toute sa famille qui l’avait pour ainsi dire bannie. George était beau comme un dieu grec, il avait vingt-cinq ans, il était sans fortune et il voulait écrire. Il avait entrainé la jeune mariée à Paris où ils s’étaient installés parce que la ville était à l’époque le centre artistique du monde. Pour George, c’était le seul endroit où vivre pour un jeune écrivain américain en puissance.
D’ailleurs, il avait tout de suite trouvé le titre de son roman : The Winter of our Discountent. Cette trouvaille avait impressionné Bette. The Winter of our Discountent… ça sonnait bien, ça avait de la tenue, de l’ampleur et même une certaine majesté. Ça présageait bien d’une œuvre magistrale à venir.
Ils habitaient rue de la Clef, sortaient tous les soirs, fréquentaient le Dingo Bar, la Closerie et le Bœuf sur le Toit ; ils prenaient régulièrement des verres chez Gertrude Stein ; ils connaissaient tout un tas de peintres, d’écrivains et de musiciens, tous prometteurs. Bette était éblouie par le tourbillon dans lequel George l’entrainait. Totalement candide dans tous les domaines de l’Art — j’étais une oie blanche culturelle, m’avait-elle dit — elle écoutait sans les comprendre les envolées intellectuelles qui tenaient souvent lieu de conversation à ce petit monde péremptoire et insouciant. Pourtant, elle s’y sentait bien, acceptée, choyée, même si elle se rendait compte qu’on la moquait gentiment pour ses origines bourgeoises et son peu d’originalité de pensée.
Et puis un matin, après une longue nuit de d’alcool et de divagations dans Paris, George s’était battu avec un peintre espagnol pour une raison qu’elle avait toujours ignorée. George, ivre mort, n’avait pas eu le dessus dans la bagarre. Incapable de marcher seul, il saignait de la bouche et du nez et Bette avait dû le soutenir jusqu’à leur studio de la rue de la Clef. Elle l’avait étendu sur le lit et débarrassé de ses vêtements tachés de sang et de vomissures. Au moment de commencer à nettoyer le visage de George, elle s’était arrêtée, épuisée. Elle avait fermé les rideaux sur le jour qui se levait et était revenue s’asseoir sur le coin du lit. Elle était restée là longtemps, dans la pénombre, le visage dans les mains, les coudes sur les genoux, à réfléchir sur ce qu’était devenue sa vie. Elle se sentait sale, vieillie, déçue. Le spectacle sordide que lui offrait Georges bavant sur le dessus de lit lui rendait une lucidité qu’elle avait perdue depuis leur arrivée à Paris. Elle réalisait d’un coup ce qu’elle savait depuis longtemps mais n’avait pas voulu voir jusque-là : George n’était qu’une baudruche pleine de vide qui parlait beaucoup de son « Winter« , mais y travaillait peu. En un an, George n’avait écrit qu’une douzaine de pages dactylographiées. Bette les avait parcourues un jour qu’elle était seule rue de la Clef. Elle n’y avait trouvé que l’amorce d’un banal récit à peine romancé de leur arrivée à Paris. Même pour une oie blanche culturelle, avec son style ampoulé, ses phrases compliquées et ses descriptions convenues, cette ébauche était bien loin de ce que l’on pouvait attendre d’un jeune écrivain qui s’autoproclamait déjà membre de cette « génération perdue » dont on parlait beaucoup dans leur petit groupe. Leur petit groupe ? De prétendus artistes, sûrs d’eux-mêmes, entourés de jeunes femmes admiratives et stupides, de jeunes hommes qui se levaient au milieu de l’après-midi et qui passaient leurs soirées à se chercher les uns les autres dans les caves ou aux terrasses d’une dizaine d’établissements de deux ou trois quartiers de Paris, des révolutionnaires qui tenaient sur l’état du monde et l’avenir de l’Art des discussions enflammées mais jamais renouvelées, des êtres factices, sans consistance, sans existence, pleins de vide, comme Georges… du vent.
Elle comprenait à présent que, si elle était acceptée parmi eux, c’est parce qu’elle était jolie, gaie et disponible mais surtout parce c’était elle qui payait les bouteilles de champagne, les notes de restaurant et le loyer de la rue de la Clef. Désormais, pour elle, George n’était plus qu’un prétendu écrivain, George était superficiel et paresseux, George était creux et vide, un peu ordinaire aussi. Il n’était même plus si beau que ça. Finalement, George n’était qu’un viveur et les amis de George, des artistes velléitaires et intéressés. Elle en avait assez de ce monde qui profitait d’elle. Elle en avait assez de mener cette petite vie minable dans un minable petit studio dans cette ville qui, finalement, n’était qu’un décor pour touristes naïfs et artistes paresseux. Il fallait qu’elle rentre chez elle.
Dans la matinée, Bette avait pris un train pour Le Havre et le soir même, elle embarquait pour New York sur le paquebot La Lorraine dans une cabine de première classe. Quatre jours plus tard, elle était accueillie sur le quai par ses parents, elle leur racontait ses malheurs et leur réconciliation avait lieu sur le champ dans de grandes embrassades. La semaine suivante, on donnait à Boston la plus belle fête de la saison pour célébrer ce que son père appelait « le retour à la civilisation de Miss Elizabeth Sherman ». Le divorce d’avec George fut prononcé deux mois plus tard. Elle ne le revit qu’une seule fois, une dizaine d’années plus tard. De passage à Paris, elle était tombée sur lui au Lutetia. Il y était barman. Il avait pris quinze kilos, il était un peu chauve et n’avait rien écrit depuis dix ans. Elle lui avait laissé un considérable pourboire qu’un peu gêné, il avait quand même accepté.
De retour dans la bonne société de Boston, Bette avait mené pendant deux ans la vie trépidante d’une jeune divorcée. Et puis elle avait rencontré Marcus. Marcus Broady était célibataire et archéologue. Il avait emmené Bette en Turquie à la recherche du véritable site de l’antique ville de Troie. Très amoureuse de Marcus, Bette avait adopté sa passion pour la Grèce antique. Elle participait activement aux fouilles. Elle eut un fils, Troy, qui vint au monde au mois d’août 1925 à l’hôpital de Bursa, petite ville surchauffée à proximité de la mer de Marmara.
Marcus et Bette avaient loué une belle et grande maison fraîche sur une hauteur au-dessus de la mer Égée à proximité des ruines. La vue était splendide, Bette avait des domestiques, Troy grandissait, les fouilles de Marcus avançaient bien et le site de Troie était prometteur. Ils étaient heureux. Ils le furent pendant trois ans, jusqu’à ce que Marcus annonce qu’il venait de signer pour rejoindre une équipe anglo-américaine qui se constituait pour rouvrir l’ancien site de Kish. Tout le monde partait pour l’Irak dans trois semaines. « Kish ? » avait demandé Bette. « C’est en Mésopotamie, avait précisé Marcus, quelque part entre Bagdad et l’ancienne Babylone. L’équipe technique est en train d’installer un grand village de toile. Nous y serons très bien, tu verras. » Mais Bette ne vit jamais le village de toile ni les fouilles de Kish, ni même Bagdad ou la Mésopotamie. Elle refusa tout simplement d’y aller. Troy n’avait que trois ans, avait-elle dit à Marcus, et il n’était pas question pour elle de l’emmener grandir par 45 degrés de température en plein milieu du désert. Pour Troy, elle voulait de la propreté, du confort, du froid ! Elle voulait que son fils aille à l’école dans un pays normal, qu’il connaisse la fraîcheur de la campagne du Massachusetts, la pluie fine de novembre à Boston, les soirées de Thanksgiving dans le Vermont, les bonshommes de neige devant sa maison… Elle voulait les plages venteuses de Hyannis Port, les homards bleus du Cape Cod, l’Opéra de Boston, le Cotton Club de Harlem, les magasins de la Cinquième avenue ! Elle en avait marre de la chaleur, de la poussière et de la cuisine épicée ! Et puis, elle osait enfin le dire, elle en avait marre des ruines ! Elle ne pouvait plus les voir, les ruines ! Alors, ou bien il acceptait le poste d’enseignant que Harvard lui avait proposé trois fois, ou bien elle le plantait là avec sa petite truelle, sa petite brosse et ses petits cailloux ! Marcus eut beau lui faire valoir que les vestiges de Kish dataient du XXIIème siècle avant Jésus-Christ, qu’ils étaient de mille ans plus anciens que ceux de Troie, qu’il ne pouvait pas rater une opportunité pareille, Bette ne voulut rien savoir. Marcus non plus. Alors chacun partit de son côté, lui vers Bagdad, et elle et son fils vers Constantinople. Là-bas, Bette prit un wagon-lit sur l’Orient Express. Trois jours plus tard, elle était à Paris. Après, c’était facile, avait-elle dit : « Je connaissais le chemin : Paris, Le Havre, New-York, Boston…, la routine ! »
Bientôt, son père meurt en lui laissant, à elle et à sa mère, une assez considérable fortune. Elle a trente ans, elle est riche, elle est belle, elle est divorcée. À nouveau, elle mène grand train : New-York, Acapulco, Gstaad, Londres, Paris, Monte-Carlo… Réceptions, croisières, excursions, parties… les hommes se succèdent auprès d’elle, vedettes, hommes d’affaires, artistes, gigolos… Bette s’amuse, elle voyage, elle découvre… Et puis le 31 décembre 1932, juste avant minuit, elle rencontre Vance. Le prénom de Vance, c’est Paul, mais tout le monde l’appelle par son nom de famille, Vance. Vance à 49 ans, quinze ans de plus que Bette. Vance est architecte. Il a construit une demi-douzaine de gratte-ciels à Chicago, deux hôtels à Manhattan, trois musées en Europe, trois hôpitaux à Atlanta, Los Angeles et Buenos Aires. Vance a quatre agences sur le territoire américain, et il vient d’ouvrir un bureau à Londres et un autre à Hong-Kong. Vance n’a pas d’enfant, il n’a jamais été marié. Vance est un homme merveilleux. Vance est bon, doux, original ; il la fait rire, il lui offre des fleurs sans raison, il l’emmène au cinéma et dans ses voyages d’affaires, il lui raconte les livres qu’elle n’a pas lus. Avec Troy, Vance est naturel, calme, rassurant, il est une sorte d’oncle et Troy aime ça. Tout de suite, Bette tombe amoureuse de Vance et, le 1er juin 1933, Vance demande à Bette si elle veut bien être sa femme. Elle veut bien.
A SUIVRE
Exact ! Il n’y a pas de homard bleu de l’autre côté de l’Atlantique !
Et pourtant :
« Dans le Massachusetts, aux États-Unis, un pêcheur de homard a attrapé un spécimen d’une couleur « bleue électrique », il avait une chance sur 200 millions de l’attraper. »
(Science et vie 25/08/2025)
Et celui-là, il est réservé par Ms Elizabeth Sherman-Vance. Cela va de soi.
Ne pas confondre l’homarus americanus qui n’est pas bleu avec l’homarus gammarus des côtes bretonnes qui lui est bleu. Ce petit détail sans importance littéraire en a pour les gastronomes, les pêcheurs, les naturalistes et les pinailleurs bretons.
Cela dit, le lecteur breton est content de reprendre la route going west.