(…) Vance n’a pas d’enfant, il n’a jamais été marié. Vance est un homme merveilleux. Vance est bon, doux, original ; il la fait rire, il lui offre des fleurs sans raison, il l’emmène au cinéma et dans ses voyages d’affaires, il lui raconte les livres qu’elle n’a pas lus. Avec Troy, Vance est naturel, calme, rassurant, il est une sorte d’oncle et Troy aime ça. Tout de suite, Bette tombe amoureuse de Vance et, le 1er juin 1933, Vance demande à Bette si elle veut bien être sa femme. Elle veut bien.
Ils se sont mariés la semaine suivante à La Havane, une ville merveilleuse dit-elle, du moins à cette époque, celle d’avant les insupportables barbus. Et puis Estelle est née. Bette avait près de quarante ans, mais ça s’est bien passé, grâce à un médecin épatant de D.C., celui-là même qui soigne la famille Roosevelt. Vance était fou d’Estelle, il l’emmenait toujours et partout avec eux, au théâtre, au restaurant, dans les musées, en voyage, partout ! Mais là où il ne l’a pas emmenée, ni elle, ni Bette, c’est à Mexico pour l’inauguration du nouvel Hôtel des Postes qu’il avait construit pour le gouvernement mexicain. C’est là qu’il avait rencontré Consuelo, 27 ans. La jeune Mexicaine — entre nous une sacrée garce, avait dit Bette — lui avait retourné les sens. Huit mois plus tard, Bette obtenait le divorce, la garde complète d’Estelle et la moitié de la fortune de Vance.
A 54 ans, Ms Sherman-Vance se retrouvait libre, munie de deux enfants, Troy et Estelle, et de beaucoup d’argent. Troy avait 28 ans. Il y avait deux ans qu’il avait rompu les ponts avec sa mère. Il vivait à Chicago — une gentille petite ville de province, avait-elle dit — et Bette se demandait ce qu’il pouvait bien faire là-bas. Sans doute s’occupait-il de sa femme, Martha et de sa fille Alice. Quant à Estelle, Bette l’envoya finir ses études du côté de Lausanne, en Suisse. Devenue totalement libre, elle acheta un appartement sur Central Park West à Manhattan. En moins d’un an, elle reconstitua un cercle de relations avec lesquelles elle put reprendre une vraie vie de New-Yorkaise. La cinquantaine, encore belle, et riche à millions… les réceptions, les voyages entre amis, les inaugurations, les croisières et les hommes se succédèrent à nouveau. Ah ! La belle vie, sans amour, sans soucis, sans problèmes… jusqu’à ce qu’un jour, son fils Troy l’appelle au secours : sa femme l’avait quitté un an auparavant, il avait perdu sa situation depuis six mois et Alice venait de faire une tentative de suicide. Bette a pris l’avion pour Chicago et, en quatre jours, elle a acheté une agence immobilière pour son fils, elle a pris sa petite-fille sous le bras et elle est rentrée à New-York.
— Voyez-vous, Philippe, j’ai pensé qu’il était temps que je m’occupe de quelqu’un d’autre que moi. Alors, depuis deux mois, je m’occupe d’Alice. Pour commencer, j’ai voulu lui montrer ce que pouvait être New-York pour une jeune fille comme elle : musées, magasins, premières à l’Opéra, réceptions de bienfaisance, diners entre amis, cocktails, vernissages… mais rien de tout cela ne semblait plaire à ma petite Alice. Elle restait sombre et même un peu agressive. N’est-ce pas, ma chérie, que tu restais sombre et agressive ?
Alice ne répond pas.
— Mais si, ma chérie ! Les musées t’ennuyaient, tu trouvais les pièces de théâtre stupides, l’Opéra, ridicule et mes amis, des snobs. Alors, j’ai décidé de t’emmener en voyage. J’ai acheté une voiture, j’ai engagé un chauffeur, et nous voilà parties, à l’aventure. Et ça va beaucoup mieux ! N’est-ce pas, Alice que ça va mieux ?
Alice s’enfonce un peu plus dans son siège.
— J’étais sûre que ce serait bien de nous retrouver toutes les deux, entre copines, dans un espace clos pendant des heures. Nous allions parcourir l’Amérique, nous allions partager des chambres d’hôtel, être reçues ici et là par mes amis, rencontrer des inconnus — comme vous par exemple, Philippe, comme vous — voir les splendeurs du pays. Tout cela devait nous permettre de mieux nous connaître. Et si les États Unis ne nous suffisaient pas, il nous resterait toujours le Mexique et même, pourquoi pas, le Canada ! Nous pourrions parler librement, entre femmes — si, si, entre femmes — de nos petits problèmes… car nous en avons toutes, des problèmes, des petits et des grands, n’est-ce pas Alice ?
Alice regarde fixement devant elle.
— Je suis contente d’avoir pris cette décision… parce que, pour moi, parler est essentiel ; cela permet de résoudre tous les problèmes. Ce n’est pas votre avis, Philippe ?
J’avais écouté Bette pendant des miles et des miles. Elle avait raconté sa vie avec cette assurance tranquille et poliment dominatrice que donne souvent l’association de la fortune et de la bonne éducation. À la façon cavalière et légèrement irritée dont elle avait répondu à mes premières questions de pure courtoisie, j’avais compris que ce n’était pas une conversation qu’elle recherchait. En moi, elle avait trouvé un public différent de son entourage habituel, un auditoire bien élevé et docile, un jeune homme, étranger qui plus est, sur lequel, par pure habitude, elle entendait exercer sa séduction. Et de fait, le charme fonctionnait : je trouvais agréable de l’entendre, amusant, intéressant même. De mon côté, je répondais comme il fallait à ses questions de pure forme — « Vous ne trouvez pas ? … Vous savez comment sont les jeunes gens ! … Vous connaissez Gstaad, bien sûr ? … Ah ? Vous n’êtes jamais allé au Kenya ? » — je riais quand il fallait, nous échangions des sourires complices au bon moment, je levais des sourcils interrogateurs opportuns. Bref, j’étais parfait ; quasiment muet, mais parfait.
Si à présent, elle me demandait mon avis sur son projet de thérapie par la parole, ce n’était certainement pas pour que je le lui donne sincèrement, mais pour que je l’approuve bien poliment.
— Tout à fait, Bette. Je me souviens que quand j’ai eu…
— Excellent, excellent, m’interrompit-elle. Tu vois, Alice, Philippe est d’accord. Et Philippe est français ! Et les Français…
C’est à ce moment qu’Alice s’est révoltée.
— Oui, oui, Elizabeth, a-t-elle dit, agacée. Tu me le répète dix fois par jour : ce voyage va tout arranger. Oui, oui, d’accord, d’accord ! Ce voyage va tout arranger…
Visiblement, elle n’en pouvait plus, la pauvre Alice. Depuis que nous avions quitté Harrisburg, à chaque fois que sa grand-mère voulait insister sur un point de ses aventures ou qu’elle quêtait de ma part une approbation, elle se penchait vers moi, quasiment par-dessus Alice, pour pouvoir me parler les yeux dans les yeux. C’était très agaçant, même pour moi. À chaque fois que dans son récit un nouveau membre de la famille apparaissait, elle tentait d’entrainer Alice dans la conversation : « Tu te souviens de Bob Reinhart ? Mais si, tu l’avais vu au mariage de ta cousine Mary ! Un grand, blond, coiffé en brosse ? Non ? Vraiment ? » Alice, coincée entre sa grand-mère et moi, demeurait raide et silencieuse, ou pire, elle manifestait son agacement en soufflant fort et en levant les yeux au ciel. Mais cette fois-ci, elle se pencha en avant et demanda à Robert d’arrêter la voiture. Elle voulait descendre, prendre l’air, marcher quelques pas, être seule…
Une station-service passait justement par là et Robert y a arrêté la voiture près d’une pompe. Alice est descendue et a disparu dans la station. Robert a dit quelques mots au pompiste — faire le plein, vérifier les niveaux — puis il s’est éloigné pour aller fumer une cigarette sur l’aire de pique-nique aménagée par la station. Bette et moi restions seuls dans la voiture. Il y avait comme une petite larme dans le regard de Ms Sherman-Vance. Un silence gêné s’installa pour quelques instants et puis Bette se lança.
— Je me fais beaucoup de souci pour Alice, vous savez… Mon idée de voyage, ça ne marche pas. Vous avez vu comment elle se comporte ? Triste, figée, butée… elle ne me parle pratiquement pas et quand elle le fait… enfin… vous avez vu ! Le soir quand nous arrivons dans notre chambre d’hôtel, elle se précipite et s’enferme dans la salle de bain. Elle prend un bain pendant une heure et quand elle en sort, elle se couche tout de suite, sans un mot. Quand je sors de la salle de bain à mon tour, elle dort… ou elle fait semblant. Le matin, je me réveille, assez tard — je ne peux pas dormir sans somnifères — elle a déjà quitté la chambre. Quand je la retrouve dans le lobby, elle a déjà pris son petit déjeuner. Je sens bien que je l’agace, qu’elle m’évite autant qu’elle le peut… Ce voyage était une erreur. Parfois, j’ai envie de tout arrêter, de rentrer à New York et d’envoyer Alice en Suisse. On m’a parlé d’une sorte de sanatorium dans la montagne… Je suis très malheureuse, Philippe. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? Je ne sais plus quoi faire…
A SUIVRE