Archives mensuelles : septembre 2017

Post it n°18 – Marée montante

Une ligne parfaitement droite sépare la grande pelouse rectangulaire en deux parties, à cette heure parfaitement égales : à l’ouest, l’ombre fraiche des grands marronniers, à l’est, la chaleur du soleil d’un printemps qui tourne à l’été. Sur l’herbe dense, les jeunes gens, étudiants ou lycéens, se sont répartis également entre l’ombre et la lumière, par couples ou par groupes. Ils sont allongés, sur le dos, sur le ventre, sur le côté, ou bien assis, lisant, parlant, s’embrassant ou bien dormant. Tout est calme, tout est tranquille. On se croirait sur une plage d’où les adultes auraient été chassés. Soudain, deux gardiens sont entrés sur la pelouse par le nord. Ils viennent de retourner la pancarte qui l’autorisait. Les deux hommes remontent lentement vers le sud, les bras légèrement écartés, débonnaires. Tout en marchant, ils psalmodient doucement : « s’il vous plait, veuillez passer sur l’autre pelouse, celle-ci est fermée ». Lentement, paresseusement, mais sans protester, les jeunes gens se lèvent, ramassent leurs affaires, puis remontent la pelouse devant les gardiens, comme feraient des estivants chassés vers le haut de la plage par la marée montante.

 

… ET DEMAIN, UNE PHOTO DE L’ÉTÉ

L’homme des plages

Morceau choisi

(…) Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un individu qu’il appelait  » l’homme des plages « . Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord de piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour il avait disparu des photographies. Je n’osais pas le dire à Hutte mais j’ai cru que  » l’homme des plages  » c’était moi. D’ailleurs je ne l’aurais pas étonné en le lui avouant. Hutte répétait qu’au fond nous sommes tous des « hommes des plages » et que « le sable — je cite ses propres termes — ne gardent que quelques secondes l’empreinte de nos pas. »

Patrick Modiano – Rue des boutiques obscures – 1978

… ET DEMAIN, UN TEXTE COURT : « MAREE MONTANTE »

 

 

Les Nouvelles Aventures de William Shakespeare (4)

Par un beau matin de 1584, alors qu’il finissait sa troisième carafe de vin d’Anjou à l’Auberge du Cygne et du Marteau, William saisit sa plume et écrivit d’un seul trait ces deux vers :

Oh combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines

puis il s’arrêta, la plume en l’air et les yeux au ciel, dans la position qu’il avait l’habitude de prendre quand il voulait faire croire à ses camarades de beuverie qu’il réfléchissait. Il venait en fait de réaliser qu’aucun poète anglais n’avait jamais écrit ni en alexandrins ni en français. Il chiffonna donc le parchemin et le jeta par-dessus son épaule.

Comment cet inestimable document est parvenu à travers le temps et l’espace jusque sur le bureau de Victor Hugo est une autre histoire, et passionnante, je vous prie de croire ! Mais là, il est tard.

 

… ET DEMAIN, « L’HOMME DES PLAGES » PAR PATRICK MODIANO

L’Univers, ses lois, ses principes et autres âneries (1)

Après sa fameuse série de 10 leçons de mythologie pour débutants, poursuivant son œuvre d’éducation des masses laborieuses, le Journal des Coutheillas se lance dans une nouvelle aventure pédagogique. Elle consiste à rappeler, au besoin apprendre et éventuellement faire comprendre à des gens qui n’en ont vraiment rien à faire les grands principes qui régissent leur existence. Cette série, qui s’intitule « L’Univers, ses lois, ses principes et autres âneries » commence aujourd’hui avec un exposé simple et pratique du Principe de Watt et de ses avantages. Elle se poursuivra avec le « Chat de Schrödinger », la « Loi de Murphy », le « Principe de Peter » et tout un tas d’autres trucs tout aussi rasoirs qu’inutiles.
Et maintenant, silence s’il vous plait.

Le principe de Watt

J’adore ce principe, je m’appuie dessus chaque fois que c’est possible et je le cite dès que l’occasion se présente. Et quand se présente-t-elle, cette occasion ? Eh bien, mais assez souvent, voyez-vous. Sachez par exemple que quand, chassé par le froid du boulevard, vous entrez au café-tabac Le Balto et que vos lunettes se couvrent de buée, c’est en vertu de ce principe. Quand, après une séance prolongée de rhétorique appliquée avec une adepte de l’école épicurienne dans votre voiture, vous relevez enfin la tête pour constater que vous ne voyez plus les étoiles au travers du parebrise, c’est la faute à Monsieur Watt. Et quand vous faites Continuer la lecture de L’Univers, ses lois, ses principes et autres âneries (1)

Seven sisters – Critique aisée n°99

Seven sisters
Tommy Wirkola 2017
Noomy Rapace, Glenn Close, Willem Dafoe

Il m’arrive d’aller au cinéma sans idée préconçue, sans programme, sans projet. Et c’est comme ça que je viens de voir Seven Sisters de notre ami Wirkola. Il faut bien dire que, jusqu’ici, il ne nous avait rien donné de bien intéressant. Mais, voilà…

Un monde post apocalyptique, une dystopie —c’est chouette ce mot, non ? — dans laquelle un dérèglement hormonal dû à l’alimentation provoque un nombre immense de naissances multiples. Pour lutter contre la surpopulation, le gouvernement interdit plus d’une naissance par couple. Toute enfant supplémentaire est sanctionné par la cryogénisation du nouveau-né. Une femme meurt en mettant au monde sept filles, et le grand-père va les élever dans la clandestinité. Il les appellera Lundi, Mardi, Mercredi, etc…Pour tromper les autorités, elles devront toutes vivre la vie d’une seule, qui s’appellera Karen, et seulement le jour de la semaine correspondant à leur nom. En d’autres termes, chaque lundi c’est Lundi qui sera Karen, le lendemain ce sera Mardi, et ainsi de suite. C’est plus clair ?

Quand, deux heures plus tard, je me suis retrouvé sur le trottoir devant le cinéma, comme c’était le jour de la sortie du film, un enquêteur poli et distingué m’a demandé ce que je pensais de Seven sisters. Comme vous sans doute, j’ai souvent rêvé de cette situation où un journaliste me demande mon avis sur le film que je viens de voir. A chaque fois, je me vois argumenter une critique pleine d’esprit et Continuer la lecture de Seven sisters – Critique aisée n°99