Archives mensuelles : avril 2014

Connaissez vous un docteur Cottard ?

Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu’il n’osait pas poser: «Dites-vous cela pour de bon?» Il n’était pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude toute impropriété puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par plaisanterie.
Marcel Proust.    Du côté de chez Swann

Dédale et Icare – Correspondance

Mon cher fils,
Quand, pour me punir,  Minos nous a enfermé tous les deux au centre même du labyrinthe que j’avais construit, je t’ai rassuré aussitôt en te disant que, bien sûr, en architecte consciencieux, j’avais gardé en tête le plan détaillé du labyrinthe et qu’il nous serait donc facile de prendre la fuite. Lorsque nous sommes arrivés à la sortie de cette magistrale construction et que nous avons compris  qu’il nous serait impossible d’en franchir le seuil à cause des deux géants placés là par le roi pour nous barrer la route, alors, je l’avoue, j’ai  perdu mon sang froid. Je me suis laissé aller à mon désespoir et, tout en me couvrant la tête de cendres, j’ai dit, je le sais, que jamais nous ne pourrions sortir de notre prison, que nous allions finir nos jours entre ces 4444 murs, et toute cette sorte de choses. C’est alors que tu m’as redonné l’espoir en affirmant que tu trouverais bien une solution pour peu que je t’en laisse le temps.

Maintenant que tu es enfermé depuis plus d’un mois dans ton atelier, maintenant que tu refuses de me laisser entrer ou même de me parler pour mieux te concentrer sur ton ouvrage  et concevoir ce que je crains de deviner,  je dois prendre la plume pour t’écrire cette lettre de mise en garde.

En effet ce que j’ai pu apercevoir de tes préparatifs à travers une fente du mur ne me laisse rien présager de bon.  Toutes ces amphores pleines de cire d’abeille, ces tas de tiges de roseau, ces amoncellements de plumes de cygnes, tout cela m’a tout d’abord paru bien mystérieux. Mais j’ai fini par comprendre ce que tu prépares et je te préviens, je me refuse absolument à me rendre ridicule en me couvrant de plumes collées à la cire pour me déguiser en canard. Premièrement, il est évident qu’un tel stratagème ne trompera jamais la vigilance des gardiens, et, deuxièmement, on a sa fierté, quand même.

Donc je te prie d’abandonner immédiatement ce projet stupide et de t’occuper plutôt à nous construire un abri confortable, car l’hiver approche, et en Crête, il n’est pas clément.

Ton père affectionné
Dédale

Cher Papa,
Tu n’as jamais rien compris à ce que je faisais, et ce n’est pas maintenant que tu vas commencer. Ce ne sont pas deux déguisements de clown que je prépare pour nous évader, mais une sorte de machine volante qui nous permettra de passer par-dessus ces murs. Selon mes plans, cette machine s’élèvera tout d’abord dans les airs à la force de nos bras, puis, par le truchement d’un dispositif ingénieux que je suis en train de mettre au point, elle sera mue par la force de la lumière du soleil, et plus on s’en approchera, plus on ira vite, et moins on aura froid.
Là-haut, pas de risque de verser dans un fossé, de tomber de cheval, de faire naufrage en mer ou de rencontrer des brigands. Ce sera assurément pour voyager le moyen le plus confortable, le plus rapide et le plus sûr. Si tu ne veux pas venir, dis le moi. Je construirai un monoplace.

Ton fils ingénieux
Icare
24-passée au canard

Adelante !

Elle s’appelait Soledad, ses parents l’avaient conçue au cours d’un voyage en Espagne. Mais elle était née à Paris-à Belleville, exactement.
Belleville, c’est pas le Pérou, ça grouille, ça piaille, ça n’a pas le sou ! Elle eut tout de même une enfance tranquille, fille unique d’ouvriers heureux.
Son prénom la faisait rêver. Dès l’enfance, elle se sentit d’ailleurs. Les hivers gris, les pavés froids, les nez qui coulent, ça n’était pas pour elle, elle n’était pas faite pour eux. Elle disait non à tout cela, secouant sa tête brune, faisant tinter les anneaux qu’elle portait aux oreilles et tournoyer ses jupes bariolées.

Le jour même de ses dix-huit ans, elle s’empara des économies familiales, du bas de laine durement gagné, et s’enfuit.
Elle prit le train pour Barcelone, elle y arpenta les Ramblas, resta honnête tant qu’elle le put, c’est-à-dire quelques jours, puis trouva gîte et couvert chez un peintre qui la prit pour modèle.
De cette vie-là, elle ne dit pas grand-chose, sinon que cela ne dura pas longtemps.

Un jour, elle prit le chemin de Madrid. Elle y logea non loin de la plaza Mayor, chez une vieille dame dont elle promenait les trois chiens. Ca n’eut qu’un temps, ces balades canines, elle en eut vite assez.
On la vit à Séville habiter un grenier près du Guadalquivir. Elle lavait les assiettes au fond d’un bouge affreux. Les clients l’importunaient, elle ne voyait jamais le ciel, le soleil, elle partit.
Arènes de Séville
Sur une route d’Estrémadure, elle rencontra Sébastien. Il venait de Puteaux et parcourait l’Espagne au volant de sa petite voiture. A la vue du pouce levé de Soledad et de sa jolie silhouette, il s’arrêta et chargea notre voyageuse.
Au fil des kilomètres, ils se racontèrent leur vie, s’attachèrent l’un à l’autre, devinrent amants.
Insensiblement, ils prirent la route du nord, passèrent la frontière, presque sans y penser. Il ramenait la fugitive.

A Paris, il l’installa chez lui, lui fit reprendre ses habitudes françaises, le cinéma le samedi soir, le gigot du dimanche chez les parents, le camping au mois d’août.
Elle coupa ses boucles brunes, mit des perles à ses oreilles, se fondit dans le paysage.
Un an passa. Ils envisagèrent d’avoir un enfant et obtinrent un crédit pour acheter une maison en banlieue.
A l’automne, celle-ci fut prête et ils s’y installèrent. Noël passa, l’enfant ne s’annonçait pas. Soledad devenait pensive, elle s’ennuyait. Assise devant la fenêtre, elle semblait attendre…

En janvier, il s’en inquiéta puis il sut qu’il allait la perdre : la maison s’emplissait de guitares, de castagnettes et d’éventails.

Encore Conrad ! Critique aisée 18

Souvenirs personnels
Joseph Conrad

Je ne vais pas vous faire un cours sur Teodor Józef Konrad Korzeniowski (1857-1924), mieux connu sous le nom de Joseph Conrad. Il a beau être membre permanent de la secte de mes écrivains préférés, si vous ne l’avez pas lu, je ne saurais pas vous expliquer pourquoi vous devriez.
Si vous ne l’avez pas lu, et si jamais un jour vous vous décidez, puis-je me permettre de vous conseiller de commencer par deux nouvelles : Jeunesse, et Typhon ? Vous pourrez alors prendre les romans, en commençant par La Ligne d’Ombre, Au Cœur des Ténèbres,et Lord Jim ? Après cela, vous ferez bien ce que vous voudrez.. Et si vous ne deviez jamais lire qu’un seul de ses ouvrages, pour moi, ce devrait être La Ligne d’Ombre.

Si, grâce à mes judicieux conseils, vous venez d’entrer dans le club des amateurs de Conrad, ou si, plus probablement, vous en faisiez déjà partie,  alors, maintenant, vous pouvez lire ses « Souvenirs personnels ».
Ce petit bouquin, encore jamais édité en France (sauf je crois dans la Pléiade, collection faite pour beaucoup de choses, mais pas pour être lue) vient de sortir en édition de poche (6,10€ !)
On y trouve un écrivain qui, dans un désordre accueillant, y raconte des morceaux de sa jeunesse, des instants de création littéraire, des aventures napoléoniennes de monsieur Nicholas B. son grand-oncle, son examen de passage pour devenir commandant, les raisons de son choix de l’anglais comme langue d’écriture (le français étant selon lui trop cristallisé), son stage de mousse sur le bateau des pilotes du  port de Marseille, les interminables voyages du manuscrit inachevé de son premier roman, la Folie Almayer…Tout cela est dit avec le style de romancier réaliste qui se retrouve dans toute son œuvre, et auquel il ajoute, pour ses souvenirs, un ton de conteur tranquille de coin du feu et un humour surprenant qui n’apparait pas vraiment dans le reste de son œuvre.
Je reproduis ci-dessous un passage des « Souvenirs » dans lequel Conrad décrit le départ nocturne du bateau des pilotes du port de Marseille sur lequel il fait un stage de mousse. La scène se passe en 1874, au pied du Fort Saint-Jean.
P1060711
« Debout près de la barre, il  tire sa montre de sous sa grosse veste et penche la tête vers elle dans la lumière projetée à l’intérieur du bateau. C’est l’heure. Sa voix agréable commande paisiblement, d’un ton voilé : Larguez ! Un bras soudain tendu saisi le fanal sur le quai -et, d’abord mis en mouvement en hâlant une corde, puis par le jeu régulier de quatre rudes rameurs à l’avant, le gros bateau à demi ponté, avec tout son équipage, se glisse , sans un souffle, hors de l’ombre noire du fort. La pleine eau de l’avant-port étincelle sous la lune comme si elle était parsemée de millions de sequins, et la longue digue blanche brille comme une barre massive de pur argent. Dans un rapide grincement de poulies et un unique froissement soyeux, la voile se gonfle sous une petite brise assez fraiche pour être descendue directement de la lune gelée, et le bateau, après le claquement des avirons rentrés, parait s’être immobilisé, entouré d’un murmure mystérieux si faible et irréel qu’on pourrait le prendre pour le frémissement de puissants et clairs rayons de lune s’abattant comme une ondée sur une mer solidifiée, lisse, sans une ombre »

Ce n’est pas l’humour de Conrad que vous aurez trouvé dans cet extrait, mais la puissance évocatrice de ses descriptions, à la fois réalistes et poétiques. Si après avoir lu ça, vous n’avez pas envie d’embarquer avec Marius sur le Courrier de Saigon, alors…