Dans la classe de Piston B du Lycée Saint Louis, le vendredi matin, c’est Maths. Quatre heures. Mais aujourd’hui, il y a contrôle. Intégrales triples et dérivées secondes, le narrateur passe un sale moment.
C’est la panique dans mon estomac. Je lève la tête et devant moi, je ne vois que deux douzaines de nuques inclinées vers les pupitres. De temps en temps, un crayon ou une règle vient gratter un crâne qui s’est relevé, pensif. Mais après un court instant, la tête se penche à nouveau vers l’ouvrage.
Sur ma droite, Marchèse écrit comme un fou. Je le fixe intensément. Il a dû le sentir car il finit par relever la tête. Je lui jette un regard écarquillé, entre affolement et désespoir. Il me rend mon regard un court instant en haussant les sourcils et en faisant une moue qui exprime clairement : « Ah ben non, quoi ? C’est facile ! » puis se replonge dans sa frénésie d’écriture.
Donc, pas d’espoir du côté de Marchèse. C’est pourtant un bon copain et, de surcroit, plutôt fort en math, mais il est trop occupé à aligner ses équations pour me donner un coup de pouce ou même seulement compatir, et de toute façon, tenter de communiquer est bien trop risqué.
Je me retourne, mais derrière moi, je ne vois que des fronts penchés et studieux. Pourtant, tout au fond vers la droite, j’aperçois Machuel, les deux coudes posés sur la table. Il s’est pris la tête dans les mains et demeure parfaitement immobile. Faible consolation.
Espérant un improbable déclic, j’ai poussé la page de l’exercice vers le haut du pupitre et j’ai disposé devant moi ma copie double 21x 29,7 à petits carreaux. Du dos de ma main moite, je l’ai repassée trois fois. J’ai écrit mon nom et ma classe en haut à gauche. J’ai souligné. Et puis, lentement, en essayant d’oublier que c’était peut-être pour la cinquième fois, j’ai relu le texte du problème. Mais rien. Aucune lumière, aucun « bon-sang-mais-c’est-bien-sûr ! » Absolument rien.
Je me dis : « C’est pas possible, tu vas comprendre… Ben mon vieux, si ça se passe comme ça aux concours, t’es fichu ! Et Centrale, c’est dans deux mois… »
Je passe ma main dans mes cheveux. Je souffle bruyamment en gonflant les joues. Marchèse lève la tête un instant et me regarde. « Ah non, répète-t-il avec ses sourcils, c’est facile ! » Et il repique du nez sur sa copie.
Je mords mon stylo bille, qui casse avec un petit bruit sec. Ma lèvre est prise dans la fente du plastique. Ça fait mal mais ça m’occupe un instant.
Je regarde le bois noir qui entoure ma feuille et qui lui donne un air de faire-part. Je me concentre sur les sillons qui y ont été gravés par mes anciens. Je n’y avais jamais prêté autant d’attention. « Ducassou est un salaud » a écrit l’un d’eux. Ducassou, c’est le prof de physique qui a pris sa retraite il y a deux ans. Il paraît que c’en était un vrai, de salaud. « I love Lucille » a écrit un autre. Lucille, drôle de nom. La fille ne doit pas être terrible. Gravé profondément dans le bois, il y a un très beau pistolet, très réussi. Le type a dû utiliser une pointe de compas. Tous les détails y figurent, le percuteur, le viseur, la sûreté, le canon, les stries sur la crosse, tout. Le gars devait être un spécialiste. La sortie de la balle qu’il vient de tirer est même représentée par un petit nuage traversé par un double trait interrompu. Du beau travail.
« Mort aux vaches », « Elvis the King », « O.A.S. », « Gallois est un con ». Au milieu de ces affirmations, de ces insultes ou de ces simples constatations, tout en bas du panneau d’affichage qu’est devenu l’abattant de mon pupitre, on peut déchiffrer ce long cri d’ennui ou de désespoir : « J’en ai marre marre marre marre plus que marre ». Je recherche maintenant mes propres contributions. Elles sont peu nombreuses. Premièrement parce que, si les grossièretés des autres me font parfois rire, j’ai du mal à en proférer moi-même. Deuxièmement, parce que je suis nul en dessin. Tout ce que je pourrais produire serait des petits bonshommes avec des ronds en guise de tête et des bâtons pour bras et jambes. Troisièmement, parce que je ne grave qu’en cours de philo et, qu’en Piston B, les heures de philo sont rares.
Je retrouve pourtant une assez belle rosace tracée au tire-ligne monté sur compas, et un prénom exotique, Tavia. Ce prénom, je l’ai inscrit la semaine dernière pendant le cours de Chatelet. Il nous faisait travailler sur une sentence de je ne sais plus qui : « Pas de science dans un monde d’aveugles ». Cet après-midi-là, j’étais rentré du Luxembourg à contrecœur, juste pour être marqué présent au cours de philo. Pour cela, j’avais dû laisser seule la dite Tavia. Je venais de passer avec elle deux heures ensoleillées. Les choses étaient bien engagées et tous les espoirs m’étaient permis, mais laisser une jolie fille comme ça toute seule dans ce jardin plein d’étudiants en goguette était risqué. J’avais passé une bonne partie de l’heure à tracer les cinq lettres de son prénom sans même y penser. Tavia est américaine, elle arrive tout juste de Géorgie, et je dois la retrouver demain à midi et quart devant le Capoulade. Je l’emmènerai écouter du jazz à La Paillote.
-Dubernard, concentrez-vous sur votre copie, s’il vous plaît !
J’ai sursauté. C’est Fontaine qui vient d’interrompre une tentative de communication à l’autre bout de la salle. Il ajoute :
-Messieurs, il vous reste trois heures !
Je me rends compte qu’une heure vient de s’écouler sans que j’aie écrit un seul mot. Fontaine s’est replongé dans son journal. De temps en temps, il le replie pour le rouvrir bruyamment à une autre page tout en jetant un coup d’œil à la classe. Un groupe d’élève passe en galopade dans le couloir. L’un d’eux s’est arrêté pour plaquer son visage sur la petite partie vitrée de notre porte.
-Hé, les gars ! Y a Fontaine qui fait sécher les Pistons B !
-Ça, c’est pas difficile ! Y sont nuls, les Pistons B !
-Hé, les Pistons ! Pour l’X, c’est foutu ! Mais vous pourrez toujours aller en Fac !
Approbation générale de la troupe qui passe. Ce sont des Maths Spé. Ils vont à la gym. Veinards. Fontaine a fait semblant de ne rien entendre. Il allume une autre pipe. Le calme est revenu. J’ai commencé à recopier les premières lignes du texte du problème sur ma feuille. Ça me donne une contenance.
J’imagine des tas d’événements qui pourraient me sortir de cette épouvantable situation : un incendie s’est déclenché dans la cantine et nous devons évacuer le lycée ; nous voilà sur le trottoir du boulevard Saint-Michel et le contrôle est annulé ; d’ailleurs, les dommages sont tels que les cours ne pourront pas reprendre avant au moins huit jours. Ou alors, il y a une manifestation pour l’Algérie Française des Prépas à Navale et à Saint Cyr ; Fontaine interrompt le contrôle ; Il nous laisse libres de descendre dans la cour pour contremanifester et le contrôle est annulé. Ou encore, j’ai une terrible crise de saignements de nez, ou de terribles maux de ventre, ou de tête ; on doit m’accompagner à l’infirmerie et le contrôle est annulé.
Je me lève sans faire de bruit et remonte l’allée jusqu’à l’estrade. Fontaine me regarde d’un air interrogateur.
-Il faut que j’aille aux toilettes, Monsieur. Est-ce que…
-Allez-y, mon vieux, allez-y…
La fin, demain…