Couleur café n°17
La Closerie des Lilas
Boulevard du Montparnasse
Mon père n’aimait pas. Sans doute, un jour, y avait-il été mal reçu, et depuis , à chaque occasion, il clamait que c’était un mauvais restaurant et qu’il n’y remettrait jamais les pieds. C’est à peu près le seul genre de rancune qu’il pouvait avoir. Hérédité, mimétisme ou respect filial, je ne sais pas, toujours est-il que j’avais épousé sa querelle et que je n’y étais jamais allé avant l’âge de cinquante ans, moi qui avait connu si tôt toutes les brasseries du quartier et des environs.
Bien que ma femme n’aime pas non plus – je n’ai jamais vraiment compris pourquoi – je fais preuve d’indépendance en y allant régulièrement depuis quelques années, seul, rarement, avec ma mère, pendant un temps, ou avec un ami ou un de mes enfants, le plus souvent.
La Closerie est un très vieil établissement, un peu à l’écart du groupe des grandes brasseries du carrefour Raspail-Montparnasse. Mais elle a connu aussi son lot de célébrités.
Verlaine, Breton, Picasso, Scott-Fitzgerald, Miller…Hemingway raconte dans « Paris est une fête » qu’il y passait des heures devant un seul verre de vin rouge à écrire ses articles. Je ne citerai pas les célébrités qui fréquentent ce lieu aujourd’hui, ça leur ferait bien trop plaisir.
Contrairement à ses concurrents du quartier, la Closerie est restée à peu près préservée du tourisme de masse qui a envahi complètement la Coupole et, à moindre degré, le Dôme et le Sélect.
Je n’y suis allé que très rarement le soir. Il y avait un bon pianiste, juste derrière la porte tambour. Il était gros et chevelu. Mais on me dit qu’il est mort récemment.
La Closerie se divise en trois parties principales, disons quatre avec les toilettes.
Quand vous avez passé la porte à tambour, sur votre droite vous trouverez la partie restaurant. C’est la moins intéressante. Construite en terrasse fermée sur l’avenue de l’Observatoire, la décoration a été refaite entièrement il y a quelques années. On se croirait dans le bon restaurant d’une petite ville de province. Espace trop lumineux, tables trop espacées, sièges et tables modernes sans charme ni audace. Je n’y ai jamais mis les pieds. Il paraît que c’est assez bon et assez cher. Si vous y allez un jour, racontez moi.
Avant de passer au plus bel endroit du restaurant, si vous le voulez bien, nous irons d’abord aux toilettes. Avant le déjeuner, c’est l’usage. Descendez un escalier un peu raide et passez devant la petite table couverte d’une nappe blanche sur laquelle un euro incitateur attend dans une soucoupe que quelque congénère de bonne volonté vienne le rejoindre. Ensuite, pour les hommes, c’est à gauche, et pour les dames, en face. Pour les dames, je ne sais pas, mais pour les hommes, c’est petit mais superbe. De splendides mosaïques très colorées recouvrent les murs. C’est comme ça que j’imagine, en un peu plus grand, les termes de Rome du temps de l’empereur Caracalla.
Quand vous remonterez des toilettes, qui méritaient un détour, convenez-en, vous aurez juste en face de vous le bar. Ah, le bar ! Avec ses tables et son comptoir en bois sombre et luisant, avec ses étagères de verre pleines de bouteilles colorées et vivement éclairées, avec son atmosphère tellement calme et feutrée que les fantômes de l’entre-deux guerres doivent s’y sentir à leur aise. Et puis, jusqu’à l’automne dernier, à gauche, il y avait la brasserie, ma brasserie. Installée à l’intérieur d’une terrasse soigneusement fermée au boulevard du Montparnasse, ma brasserie était sombre, cosy, abritée du monde extérieur humide, bruyant et venté par un épais vélum qui étouffait les sons. Les hauts vitrages à rideaux et les bacs de buis disposés sur le trottoir étaient tels qu’il n’était pas question de regarder dehors. On était tout à son repas et à sa conversation. La salle était longue et familiale. On y était installé sur des tables étroites, presque collées les unes aux autres. On était au chaud, on était bien. Jusqu’à cet automne. Pendant le mois d’août de l’année dernière, pendant que personne ne regardait, « ils » ont démoli et reconstruit la terrasse de la brasserie. Je ne sais quel iconoclaste photophile, quel comptable irrespectueux, quel logisticien frénétique ou quel décorateur scandinave a conçu ce nouvel aménagement. Voilà que ma terrasse couverte est maintenant deux fois plus grande, trois fois plus lumineuse, mille fois plus banale. Un laid parquet moderne a remplacé la sombre moquette usée. Les tables sont tellement espacées les unes des autres qu’on a presque froid. La vision des autobus que permettent maintenant les baies vitrées crée une sorte de sensation d’urgence anxiogène. Mais on parvient au comble l’inconfort avec ces vitrages du toit de la terrasse qui permettent aux pigeons et aux habitants du 171 boulevard du Montparnasse, si l’envie leur prend de se pencher à leur fenêtre, d’observer ce qu’il y a dans votre assiette. J’ai eu l’impression qu’un locataire haineux allait cracher dans mon plat. Pourvu qu’en plus il n’aille pas se défenestrer.
C’est vraiment dommage que l’on continue à transformer Paris sans me demander mon avis.
Mais le haddock est toujours bon.