L’affût

C’est la seconde publication de ce texte paru une première fois le 13 décembre 2015. Je n’y ai rien changé, sauf son titre. Il s’appelait « Incipit » et, si vous lisez la note de bas de page, vous saurez pourquoi. Il s’appelle aujourd’hui « L’affût », parce que, finalement, tout le monde, ne parle pas latin. 

temps de lecture : 4 minutes 

Il était étendu à plat ventre sur les aiguilles de pin, le menton sur ses bras croisés et, très haut au-dessus de sa tête, le vent soufflait sur la cime des arbres.(*)Comme la fumée d’un incendie, les nuages se précipitaient vers l’est, cachant la lune puis la révélant à nouveau. Alors, les quelques plaques de neige qui n’avaient pas encore fondu luisaient entre les arbres.

Gary n’avait pas froid. Ne sachant pas vraiment ce qui l’attendait, il avait revêtu sa grosse veste à col de fourrure, il avait mis ses gants fourrés, et enfoncé son bonnet de laine jusqu’aux oreilles. Il se sentait bien. S’il n’y avait pas eu l’excitation de cette première fois, il aurait même pu s’assoupir.

C’est Holden qui lui avait montré l’endroit en lui recommandant de ne pas bouger, ne pas fumer, ni manger, ni boire, sans quoi il risquait de faire rater toute la manoeuvre. Il lui avait expliqué que Jay serait à une vingtaine de mètres à sa droite et Peter à la même distance à sa gauche. De cette manière, à eux trois ils couvriraient toute la largeur du défilé. Le reste des hommes devait rebrousser chemin sur quelques centaines de mètres pour trouver un passage dans la falaise. Quand ils seraient arrivés sur la crête, ils devraient la suivre vers le sud pendant environ une heure, pour redescendre dans la vallée et remonter ensuite le défilé vers les trois hommes postés.

Jusque-là, Gary n’avait entendu que le vent. Mais bientôt, le vent faiblit puis cessa complètement et les bruits de la foret montèrent dans la nuit. Sous la pleine lune, la gorge qui s’étirait devant lui ressemblait à une photographie en noir et blanc. Noir des arbres, blanc de la neige, gris des rochers.

Rien, absolument rien ne bougeait.

Gary ôta le gant de sa main droite pour vérifier que la sûreté de son fusil était bien retirée. Le froid de l’acier et le poids du fusil lui donnèrent une sensation de calme et de puissance qu’il ne se rappelait pas avoir jamais connue.

Il pensait à sa vie de tous les jours, à son bureau sur Madison, à son appartement sur le Parc, aux dîners en ville, aux week-ends de bateau et de golf dans les Hamptons, aux soirées arrosées dans les belles maisons de bois posées sur les dunes. Il réalisait que, depuis quinze ans, c’était ça qui avait occupé son existence. Et là, à deux heures du matin, dans cette forêt, en pleine nature, loin de tout, allongé sur le sol, armé, entouré de deux hommes solides, il attendait et il se disait que c’était ça, la vie.

Il eut l’impression soudaine que, dans la partie droite de son champ de vision, quelque chose avait changé, peut-être la forme d’un arbuste, sans doute bousculé par le vent. Mais au même moment, il réalisa que le vent avait cessé depuis longtemps. Il se força alors à regarder fixement dans la direction de l’arbre. Il avait beau écarquiller les yeux à s’en faire pleurer, il ne voyait rien. Il n’arrivait même plus à retrouver l’endroit. Tout était normal.

Rien ne bougeait, rien ne bruissait.

Et puis, deux mètres plus à gauche, il apparut, en léger contraste sur le gris d’un rocher, gris lui-même, très maigre, très grand. Il avançait d’un pas, puis s’immobilisait, tendu, à l’écoute. Puis il reprenait sa progression de deux pas, et s’arrêtait à nouveau, tournant la tête, écoutant, humant.

Gary n’en avait jamais vu auparavant, mais il le reconnut tout de suite. Il le mit en joue, le tint dans son viseur tandis que la silhouette progressait encore une fois.

Il glissa lentement son index sous le pontet et bloqua sa respiration comme on le lui avait appris. Il commençait à presser doucement la queue de détente, il allait tirer, tuer certainement, quand il vit un spectacle qui lui fit reposer son arme au milieu des aiguilles de pin. Maintenant, il regardait de tous ses yeux avec toute sa concentration possible. Il voulait ne jamais oublier.

Derrière le grand loup qui avait reconnu le sentier, étaient apparus une louve et deux louveteaux. Le grand mâle s’était assis, tandis que la louve allongée surveillait les louveteaux qui, sans aucun bruit, s’étaient mis à jouer comme de jeunes chiens.

________________

(*) La première phrase de ce texte est celle qui ouvre « Pour qui sonne le glas »  d’Ernest Hemingway. La suite a été inspirée par le début d’un poème d’Alfred de Vigny. Je ne donnerai pas son titre ; il est trop triste. 

4 réflexions sur « L’affût »

  1. Pourquoi Étretat ? Parce que tu parles de falaises et que je ne connais que celles d’Étretat où il n’y a jamais eu de loups sauf, peut-être, de mer, et encore, ils sont toujours vieux.
    C’est dire l’importance du lecteur … !

  2. J’en ai connu des chasseurs de crocodiles au Botswana, de tigres au Bengale, de lions à Vincennes, oui, mais de loups à Étretat, jamais.

  3. « La mort du Loup », d’Alfred de Vigny. Un poème qui devrait inspiré aujourd’hui les vrais défenseurs de la nature.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *