Archives par mot-clé : Alexandre Vialatte

Chez les Lapons il fait moins seize

Morceau choisi
Encore un petit coup de Vialatte, encore un petit coup d’automne.

La neige tombe en Dalécarlie ; chez les Lapons il fait moins seize. Groupés autour d’un feu de lichen, à la lueur d’une lampe à huile, ils glissent avant d’aller se coucher le dernier numéro de Match sur leur poitrine, entre la chemise et la peau, pour ne pas contracter de bronchite, ou envahissent les palaces de Stockholm. A Paris, dans les pharmacies, on se met à vendre des peaux de chat : tantôt sous forme de plastron, tantôt sous forme de chaussettes ; et quelquefois le chat tout entier -il est énorme- dans lequel on découpe ce qu’on veut. C’est le dernier cri de la médecine. Offrez des chats. Des hommes armés d’arc et de lassos les chassent la nuit sur les toits des églises.
Le marron d’Inde tombe comme un plomb, la feuille s’envole. Une odeur de moût vient des caves, un parfum de cèpes vient des bois. N’hésitez plus : rentrez votre caoutchoutier ; ne l’arrosez pas trop, mais coupez ses feuilles mortes. Essuyez bien vos pieds avant de rentrer chez vous ; mangez de l’ail, facteur d’équilibre, et de l’oignon, parfait ennemi de l’acide urique, hachés sur des tartines de beurre. Vendangez, labourez, chassez, repassez votre leçon d’algèbre, cueillez les champignons avec discernement. Pleurez la mort de Charles le Chauve et ne labourez pas par temps mou.

Alexandre Vialatte
Chroniques de La Montagne 1952-1961
(c) Robert Laffont

La Fontaine et le déménageur

Morceau choisi

Alexandre Vialatte, à propos du style en général et de celui de Jacques Chardonne en particulier :

(…) Simplifier, émonder, biffer. « Les écrivains se font grand tort en écrivant« . Que d’écrivains « restent enfouis au fond de leur œuvre » ! Que d’autres ressuscitent par des « morceaux choisis« . « Il y avait un « journal » émondé de Benjamin Constant ; excellent. Le journal intégral l’abîme beaucoup« . « Tocqueville intégral, c’est trop« . « Le texte intégral, c’est pour les thèses. » Tel est le bénéfice d’émonder. Boileau nous l’avait déjà dit : « Ajoutez quelques fois et souvent effacez. » Et Kipling expliquait que pour faire un roman il n’y a qu’un moyen véritable, prendre un pinceau épais, un pot d’encre de Chine, et biffer, supprimer, détruire. Pour une nouvelle, on prend le pinceau un peu moins large. Mais la méthode reste la même. C’est ce qu’on appelle l’économie de moyens. Elle fait loi dans tous les domaines : voyez faire La Fontaine ou un déménageur ; pas un mot superflu, pas un geste de trop. « La force, comme la distinction est dans l’économie des gestes. »

Qu’est-ce qu’on peut écrire après ça ?

L’homme au mois d’août

Morceau choisi

A l’entrée d’une chronique consacrée à Georges Simenon, Alexandre Vialatte écrivait ceci (à déguster lentement, les yeux fermés, si possible ; si, si, c’est possible, il n’y a qu’à vous le faire lire par un ou une amie) :

L’homme, au mois d’août, s’évade de ses logements cubiques pour retrouver à la campagne les maisons inconfortables du bonheur. Un vieux lilas pousse dans le jardin, une guêpe bourdonne autour des roses, le vin rafraîchit à la cave, on s’assomme contre une poutre en montant au grenier. En revanche, on y trouve un Montesquieu complet, un Balzac en quarante volumes, trente ans de l’Illustration ou de la Revue des Deux Mondes, des livres de prix à tranches d’or aux pages tachées de mouillures jaunâtres dont l’odeur fait partie de l’histoire (l’histoire ne serait pas la même si le livre avait une autre odeur).

Lettres d’automne

Morceau choisi
Ça faisait trop longtemps que je ne vous avais pas servi un petit morceau de Vialatte. Voici un extrait ce qu’il écrivait dans sa chronique du 20 octobre 1953 sous le titre « Lettres d’automne ».

(…) Le mois d’octobre est en plein essor. Jamais Paris n’a été aussi beau, sa brume, si mauve, ses feuilles si jaunes, ses lointains si nobles et fins. Jamais la Seine n’a été plus historique, le Louvre plus majestueux, les vespasiennes à tourelles plus pareilles aux châteaux de la Loire. Le marron d’Inde, au Luxembourg, tombe avec un bruit sec, rebondit sur le sol comme sur un tambour basque, s’échappe de sa cosse plus brillant qu’un bijou et roule en travers de l’allée jusqu’au pied de la statue de Marguerite de Navarre où l’humidité le ternira. C’est la grande saison des libraires. La littérature se déchaîne. Commençons donc par le best seller : Virgile est le poète le plus lu. Anchise, à sa page 304, ne cesse d’y échapper aux flammes de Troie sur les épaules de son robuste fils. Cent mille garçons de treize ans à la chevelure hirsute découvrent ses beautés en se grattant les mollets, couchent Tityre à l’ombre du hêtre et pleurent avec Didon sur les ruines de Carthage en remontant ses chaussettes rebelles. (…)

Alexandre Vialatte
Chroniques de La Montagne 1952-1961
(c) Robert Laffont

Conversation Sélecte

Couleur café 15
Le Sélect,Boulevard du Montparnasse

Le Sélect est un bel endroit mais il a peu d’histoire. Sur ce plan, il ne peut pas lutter avec La Coupole (mais la Coupole n’est plus la Coupole) ou Le Dôme (sans charme, mais gastronomique). Le Sélect est un tout petit peu mieux placé que La Palette qui, certes, a eu l’honneur de l’une de mes rubriques (« Les hommes de la Palette« ) mais qui aujourd’hui a disparu. La Closerie des Lilas demeure à l’écart de ce concours, tant sur le plan historique que géographique.

Le Sélect se trouve à l’angle du Boulevard du Montparnasse et de la rue Vavin. Contrairement à ses voisins, il n’a jamais vraiment cherché par le passé à être un restaurant ou même une simple brasserie. Non, jusqu’à il y a peu, c’était essentiellement un café, bien placé, agréable, avec sa terrasse ensoleillée et sa salle sombre et profonde. On pouvait, si on y tenait vraiment, y prendre une salade ou une omelette, mais on y commandait surtout des cafés ou des bières.

Ces dernières années, les choses ont un peu changé Continuer la lecture de Conversation Sélecte

Le Vialatte est-il inné ou acquis? Critique aisée 19

7 minutes 

à Catherine T.

L’autre soir à diner, ma charmante voisine de table me disait qu’elle aimait bien lire de temps en temps les petites histoires que je publie dans le Journal de Coutheillas. Laissant les autres dîneurs discuter de problèmes ardus de mécanique présidentielle, à savoir du scooter de Monsieur Hollande et du dictaphone de Monsieur Buisson, nous avons parlé longtemps de la forme et du contenu du JdC. C’est dire si, pour moi, ce fut une bonne soirée.
Mon enthousiaste convive émit cependant une interrogation sur le sens, et peut-être même un doute sur l’opportunité de l’exergue permanent qui figure sous le titre du Journal: « L’éléphant est irréfutable« .
Dans l’instant et les brumes du Haut-Médoc, je n’ai pas su lui donner de réponse satisfaisante, ou plutôt de réponse qui me satisfasse.
Mais à présent, muni de mon meilleur esprit d’escalier, je vais lui en donner, moi, des explications.

L’éléphant est irréfutable
Ces quelques mots constituent le plus bel aphorisme que je connaisse. Mais ce n’est pas que cela : ils forment à eux quatre toute une philosophie, une ligne de conduite, un sésame, une maxime, une devise qui, si ma famille en avait, devrait figurer sur ses armes.

Développons.
L’éléphant est irréfutable

-« Mais d’abord, grand-père, que veut donc dire « irréfutable »?
-Irréfutable? Mais voyons!…qu’on ne peut réfuter, mettre en doute, contester, critiquer, remettre en question, contredire….
-Mais alors, grand-père, cet adage possède un caractère axiomatique intrinsèque. Il n’est qu’une évidence, un truisme.  Quel fou voudrait mettre en doute, contester ou même contredire un éléphant?
-Tout d’abord, ma petite Henriette, je te prierai, quand tu discutes avec moi, de ne pas utiliser  de mots savants en trop grand nombre. Nous ne sommes pas à France-Culture et quand on sait qu’il y a cinq minutes, tu ne connaissais pas le sens du mot irréfutable, c’est plutôt ridicule. Cela dit, il faut que tu saches qu’il n’y a pas si longtemps, l’irréfutabilité du pachyderme était loin d’être acquise.
Contrairement à la femme, qui remonte à la plus haute antiquité, l’éléphant n’est apparu que beaucoup plus tard. Nos ancêtres les Gaulois ne le connurent que par ouï-dire, et sans y attacher plus d’importance que ça. Alexandre le Grand ne le vit qu’à contrejour par un beau matin de février 325 (avant JC) et les Romains nièrent farouchement son existence jusqu’à ce que les Carthaginois les détrompent (d’éléphant) le 12 novembre 218 (toujours avant JC). Mis à l’honneur dans le grand cirque de Jules César, les éléphants tombèrent en disgrâce dès après les Ides de Mars. Pendant des siècles, on ne parla plus d’eux que très rarement et dans des termes toujours désobligeants, au point que Charlemagne eu cette idée folle, parmi d’autres, de les rayer officiellement du grand catalogue des animaux (De bestiolae magnae) pour l’inscrire à celui des monstres légendaires (De fabulari monstri et aliae stultitiae). C’est à partir de cette époque que l’éléphant entra vraiment dans la clandestinité et finit par disparaître totalement en tant que sujet de conversation. J’en veux pour preuve que ni Clément Marot, ni Ambroise Paré ni même le Vicomte de Bragelonne n’y ont jamais fait la moindre allusion. L’imprudent qui se risquait à évoquer, même indirectement, le gros animal se voyait aussitôt condamné à remonter la Seine de Bougival à Bercy en nageant la brasse à reculons. Tu comprends donc, Henriette, qu’à cette époque, non solum l’éléphant n’était pas irréfutable, sed etiam qu’il était recommandé de le réfuter.
Fort heureusement, avec le développement du chapeau mou et l’invention de la fourchette pour gaucher, l’éléphant a pu regagner au cours des cent dix-sept dernières années tout le terrain qu’il avait perdu et même davantage. Aujourd’hui, il a repris toute sa place. Il est partout, dans les parcs, dans les jardins, dans les journaux, dans les partis politiques, dans le métro, au point qu’il en est parfois gênant, surtout aux heures d’affluence.
Tu vois donc, ma petite Henriette, que l’apophtegme précité n’a pas toujours été aussi évident. Henriette? Henriette?
Tiens ! Elle est partie… »

Trêve de plaisanteries, la seule chose sérieuse dans « l’éléphant est irréfutable », c’est que cette petite phrase est drôle et la seule chose drôle, c’est qu’elle est sérieuse.
Pourquoi est-elle sérieuse? Si vous vous posez encore la question, c’est que vous avez lu trop vite le discours à Henriette ci-dessus. Je résume: l’éléphant est une chose sérieuse (bon, d’accord, l’éléphant n’est pas une chose, mais je ne me sens pas le droit de dire que l’éléphant est un animal sérieux, car, après tout, je n’en connais aucun personellement), il existe, il est partout (voir plus haut).
Pourquoi est-elle drôle? Là, je deviens sérieux: elle est drôle parce que l’affirmation est laconique, péremptoire, conclusive comme si elle provenait d’une longue démonstration, alors que le message porté – l’éléphant existe –  est évident et que personne ne songe à le contester. C’est le comique de l’absurde, du nonsense anglais, la forme d’humour la plus raffinée, loin de l’ironie, de l’esprit de répartie, du calembour et de la contrepèterie. C’est la drôlerie étrange de ces deux hippopotames dont l’un dit à l’autre, qui se prénomme d’ailleurs George, qu’il n’arrive pas à se faire à l’idée qu’on est mercredi (et n’allez pas déduire de ce deuxième exemple que le comique de l’absurde doit nécessairement mettre en scène des animaux africains).

Analyser  les raisons du comique est un exercice dangereux qui a en général pour résultat de tuer le sujet. Aussi je m’arrêterai là. Après tout, tout le monde n’est pas Bergson. Je préfère donc laisser la parole à G.K. Chesterton: « (le nonsense) c‘est de l’humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l’incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l’extrait et l’apprécie pour le plaisir. »

Vialatte a beaucoup usé du nonsense (l’usage voudrait que l’on imprime systématiquement les mots « et abusé » après le mot « usé », mais je ne saurais appliquer ce syntagme figé et désobligeant au frère de Jacques Perret et père de Pierre Desproges -dans la famille Spirituel, je voudrais le frère et le père-). Par exemple, il terminait systématiquement ses chroniques par « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ! », ceci quel que soit le sujet traité.

Il aimait dire, hors de propos : « Le loup est appelé ainsi à cause de ses grandes dents » (mais y-a-t-il un propos qui permette, à propos, d’affirmer une telle vérité ?)
Dans sa « Chronique du Diable et de la Cérémonie » parue le 23 juin 1959 dans La Montagne (Vialatte a d’abord écrit 898 chroniques hebdomadaires pour ce journal  et puis il est mort.), il a écrit :
(…) Rien de plus cérémonieux que l’homme (sauf le Chinois). C’est même, je crois, le seul animal cérémonieux. Il y a bien le tétras d’Amérique qui organise des danses prénuptiales en défrichant un cercle herbu pour parader devant les dames, et même un oiseau d’Australie qui bâtit une maison complète pour sa fiancée, un kiosque turc, avec des murs et des jardins, au pied d’un arbre, pour lui donner la collation comme M. Jourdain aux marquises, mais le Chinois est encore pire ; pire que le tétras et l’oiseau d’Australie. Il se coupe les pieds pour satisfaire à l’étiquette quand son suzerain lui donne une porte à garder ; il montre ainsi qu’il ne reculera pas ; ce qui fait bien des jaloux ; les jaloux coupent les têtes et les apportent au suzerain pour avoir le droit aussi de se faire couper les pieds. Il ne sert le poisson que la queue tournée vers le convive, le ventre à gauche en hiver, le ventre à droite en été. Et son respect pour les points cardinaux est une véritable obsession ; ce ne sont que portes de l’Est et Dragons du Soleil levant, tortues du Nord, tigres blancs de l’Occident. Il n’est pas jusqu’au oui que le Chinois ne torture et n’éloigne du naturel : il enseigne aux garçons dès leur plus tendre enfance à le dire d’un ton décidé, aux filles à le dire d’un ton humble. Résumons-nous, l’homme est cérémonieux. J’ai entendu (à la Chaise Dieu) une dame dire à son mari : « Tu as parlé au chien impoliment » (il s’agissait d’un affreux basset qui s’appelait Truffe !) Résumons-nous : l’homme est cérémonieux (…)   (Chroniques de La Montagne, Robert Laffont éditeur.)

Si vous n’avez rien compris à ce texte mais que vous avez ri au moins trois fois, c’est que, chez vous, le Vialatte est inné.
Si non, il va vous falloir l’acquérir.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand.