Archives par mot-clé : Rediffusion

Ma nuit du 4 août

Soixante et un an plus tard, publié une première fois il y a huit ans, voici à nouveau ma nuit du 4 août (1962)

La vieille Hudson 51 nous aura au moins amené jusqu’à Los Angeles. Nous l’avions achetée à Flagstaff deux semaines plus tôt pour la somme de cinquante dollars partagée entre nous six. Flagstaff-Los Angeles, six cents miles à respirer l’odeur de poussière des sièges et les relents d’huile surchauffée du moteur ; six cents miles, y compris le petit détour pour voir le Grand Canyon au lever du soleil et Las Vegas au crépuscule ; six cents miles, dont une bonne partie de nuit, à surveiller le vrai défaut de cette voiture : l’extinction totale et imprévisible des phares à des intervalles tout à fait irréguliers. Pour survivre à cet inconvénient, nous nous étions organisés. La nuit, l’un après l’autre, nous prenions le quart pendant une heure à la place du passager avant, fenêtre ouverte, le nez dehors pour rester éveillé et le bras droit pendant à l’extérieur, la main serrée sur une lampe torche. Lorsque l’extinction des feux survenait, l’homme de quart devait allumer aussitôt sa lampe et éclairer quelques mètres de route vers l’avant tandis que le conducteur s’appliquait à arrêter la voiture sans sortir du béton.

Cela fait cinq heures que nous roulons après une longue soirée dans les casinos de Vegas. Le jour se lève. Nous sommes tous épuisés mais, avec le jour, cesse la garde à la fenêtre. L’expressway descend doucement vers la ville que l’on aperçoit à travers la brume qui passe du marron au jaune en s’éloignant du sol. Le temps est gris. La ville immense est encadrée par le pare-brise de la voiture, marqué d’insectes éclatés et d’arcs de cercles jaunâtres, sans rien d’autre pour accrocher le regard que le quadrillage infini des boulevards et un petit paquet de tours gris foncé vers le centre. L’ampleur du spectacle a quelque chose d’oppressant. Cette ville n’est pas à notre échelle, et dans la fatigue du petit matin, je me demande déjà comment nous allons survivre dans ce paysage hostile. Continuer la lecture de Ma nuit du 4 août

Going dutch

Publié précédemment le 11 novembre 2020 sous le titre « La dame de Chez Lipp »

temps de lecture : 4 minutes 

Chez Lipp, dans l’angle Nord-Est de la première salle, juste sous le petit panneau cartonné suspendu à une patère qui « pour la tranquillité de la clientèle, demande aux utilisateurs de téléphones portables de renoncer à s’en servir à table », il y a une femme qui n’y a pas renoncé.

Elle est entrée, seule, brune et pâle, l’oreille collée au petit écran.  Au maitre d’hôtel qui l’a reçue comme une habituée, elle n’a pas adressé un regard. Par un imperceptible mouvement de la tête, elle a refusé les services de la demoiselle du vestiaire et, sans interrompre sa conversation, dans un mouvement compliqué accompli avec la dextérité que seule donne une grande habitude, elle s’est débarrassée de son imperméable. Elle l’a posé sur la banquette, noire, noire comme son sac, comme son tailleur, comme ses chaussures et s’est assise à côté tout en continuant à parler.

On ne l’a pas vue passer commande, mais, quand le garçon lui apporté tout d’abord une corbeille de pain, puis une bouteille d’eau minérale, puis le « merlan en colère », son plat sans doute habituel, elle l’a accueilli d’un sourcil levé réprobateur sans Continuer la lecture de Going dutch

Juliette et le jardinier

Ce texte a déjà été diffusé le 2 avril 2019

temps de lecture : 4 minutes 

Elle, c’est Juliette. Elle est belle comme une rose du matin, comme une goutte d’eau de pluie, comme un frisson dans les feuilles de bouleau, comme un parfum de cerise. Elle chante comme un rouge-gorge, elle parle comme l’eau de la fontaine, elle bouge comme l’ombre d’un roseau. Je l’aime depuis toujours ; depuis que je l’ai vue pour la première fois sortir de Santa Anastasia auprès de sa mère, je l’aime ; depuis que je guette à sa fenêtre le plus léger mouvement de rideau, Continuer la lecture de Juliette et le jardinier

Socrate enfin clair !

temps de lecture : 4 minutes parce que c’est un peu ardu par moments.

Le texte ci-dessous a été diffusé une première fois sous le titre « Scio me nihil scire » en août 2018. A la demande générale et pour l’éducation des jeunes qui à cette époque ne lisaient encore que Joël Dicker, je le rediffuse aujourd’hui sans rien y changer, car Socrate ne changera jamais, pas vrai ?

« Scio me nihilisme sire‘. Voilà ce que disait Socrate, du moins quand il acceptait de parler latin. C’est Platon qui nous le dit : « Je sais que je ne sais rien.« 

Adage sympathique, plein de modestie et parfois mal compris. Voyons cela :

Tout d’abord, il ne faut pas s’arrêter au caractère oxymorique — je ne suis pas certain que ce mot existe vraiment —  sinon, on tombe dans l’abyme : en effet, si je sais que je ne sais rien, c’est que je sais au moins une chose (à savoir : que je ne sais rien), donc je ne peux pas dire que je ne sais rien, car si je ne savais rien, je ne saurais même pas que je ne sais rien.

Une autre utilisation erronée, ou même frauduleuse, de cette sentence serait de s’en servir pour Continuer la lecture de Socrate enfin clair !

L’édifice immense des souvenirs minuscules

temps de lecture : 2 minutes 

Dans mon Journal de campagne du 2 avril 2020, en plein confinement, je dissertais sur l’intérêt très relatif pour les lecteurs du Journal des Coutheillas de remplir ses colonnes avec d’anodins souvenirs personnels. J’étais plutôt sceptique et j’écrivais :

« C’est alors que j’ai vraiment compris la sentence du petit Marcel que je citais l’autre jour :
« Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire, qui n’engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre d’images. »
A moins de posséder le don littéraire de transformer un tel récit en un brillant exercice de description à la Flaubert, ou d’en faire un petit morceau d’humour à la Jerome K.Jerome, quel intérêt ces petites histoires pourraient-elles bien avoir pour vous ? À peu près le même qu’une séance de projection des photos de mes vacances à Continuer la lecture de L’édifice immense des souvenirs minuscules

Il est mort

temps de lecture : une petite dizaine de minutes

Ce texte a été publié dans l’édition du 19 septembre 2015 du Journal des Coutheillas. Mais le sujet reste d’actualité. 

Ça y est ! Il est mort. Depuis le temps qu’il s’y attendait, depuis le temps qu’il se le disait, ça devait bien finir (mal finir ?) comme ça ! « À force de dire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver ! » disait l’Edward Molyneux de Drôle de Drame. Eh bien, ça a fini par arriver : il est mort. Mais est-ce que c’est une chose horrible ? Trop tôt pour le dire.
Comment c’est arrivé ? Il n’en sait rien, il dormait.
D’abord, est-il vraiment mort ? Et puis, comment sait-il qu’il est mort ?
Eh bien, d’abord, ce matin, il ne ressent ni cet énorme besoin de café ni cette légère douleur à la hanche droite, ni aucune autre de ces minuscules sensations qui, d’habitude, ouvrent la journée. Ensuite, tout est noir, ou plutôt marron foncé avec par-ci, par-là des nuances de jaune, de la couleur de l’intérieur des paupières fermées quand la lumière est allumée. Enfin, il est immobile, incapable d’un geste, mais en même temps sans aucun désir de bouger. Il est mort.
Peut-être n’est-il que fatigué?
Pas au point de ne pouvoir ouvrir les yeux, quand même !
Non, il est mort, c’est sûr.
Il est mort, mais il entend. Oh, pas grand-chose, mais il entend. D’abord un souffle dont Continuer la lecture de Il est mort

L’Écrit et l’Oral

Temps de lecture : 1 minute

Ce texte a déjà été diffusé le 18 aout 2015. Je n’ai rien à y changer ; je préfère toujours l’écrit à l’oral. 

Je préfère l’écrit à l’oral.

Pourquoi ? Parce que la parole s’impose, et que l’écrit se propose. Alors, c’est dans ma nature, je préfère l’écrit à l’oral.

Bien sûr, il y a les conversations idéales, véritables échanges, sans égoïsme ni domination, amicales ou intellectuelles, vives ou tranquilles. Mais, plus souvent, la parole s’impose. Parfois, elle est acceptée de bonne grâce ou tolérée par politesse, parfois elle est subie par découragement ou coupée par impatience, mais Continuer la lecture de L’Écrit et l’Oral

Une vie de dingue !

« Cette autobiographie est inoubliable, m’a-t-on dit.
Tant pis, ai-je répondu. Je la rediffuse quand même ! »

temps de lecture : 6 parsecs et demi

Une vie de dingue !

C’est quand le gnou fugace
commence à barbifier
dans les surtarbrandurs
qu’il faut que l’oxymore subtil
manduque vers son ergastule.
Proverbe Chihuahua

Chapitre premier : les origines 

Si mes souvenirs sont bons, je suis né un 24 décembre vers 23h45 entre un bœuf et un âne gris. Et pourquoi cela, vous demandez-vous ? Eh bien, essentiellement parce que le gynécologue accoucheur de ma mère était parti à l’improviste à la Martinique pour trois semaines. Ma mère ne put se résoudre à attendre son retour et, en l’absence de mon père pour la conduire à l’hôpital, elle me donna le jour dans la ferme familiale. Il faut dire qu’à cette époque, papa était parti acheter des langoustines depuis plus de trois ans, ce qui rendait ma filiation incertaine. Dès que je fus en âge de comprendre cette bizarrerie de calendrier, je posai la question à ma mère et m’éloignai aussitôt. Un peu plus tard, elle me répondit très franchement en m’expliquant qu’il s’agissait là de l’un de ces miracles de l’amour et que je ferais mieux de réviser l’annuaire des marées plutôt que de perdre mon temps à faire de la généalogie. Sur quoi, elle me laissa redescendre du toit de la grange.

Cette question étant résolue, je pus retourner Continuer la lecture de Une vie de dingue !

La pénitence est douce

Charmant poème déjà publié il y a cinq ans. On ne s’en lasse pas, surtout quand il est dit par André Dussolier. 

temps de lecture : 2 minutes
Morceau choisi

Rosette, agenouillée au confessionnal,
Murmure : « Mon bon père, à vous, je m’en accuse :
J’ai trompé mon mari – Ma fille c’est très mal,
Dit le prêtre… Et… combien de fois ? » Rose, confuse,

Se trouble, balbutie, hésite… enfin répond : Continuer la lecture de La pénitence est douce