L’édifice immense des souvenirs minuscules

temps de lecture : 2 minutes 

Dans mon Journal de campagne du 2 avril 2020, en plein confinement, je dissertais sur l’intérêt très relatif pour les lecteurs du Journal des Coutheillas de remplir ses colonnes avec d’anodins souvenirs personnels. J’étais plutôt sceptique et j’écrivais :

« C’est alors que j’ai vraiment compris la sentence du petit Marcel que je citais l’autre jour :
« Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire, qui n’engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre d’images. »
A moins de posséder le don littéraire de transformer un tel récit en un brillant exercice de description à la Flaubert, ou d’en faire un petit morceau d’humour à la Jerome K.Jerome, quel intérêt ces petites histoires pourraient-elles bien avoir pour vous ? À peu près le même qu’une séance de projection des photos de mes vacances à Saint-Lunaire en 1954.

L’intéressant dans cette exploration des souvenirs, c’eut été de retrouver la petite sensation, le son, le reflet, ou l’odeur qui portera enfin ce fameux édifice immense du souvenir. Mais cela se produit rarement : pour Proust, qui était quand même le spécialiste en la matière, trois ou quatre fois seulement en toute une vie. Et moi, ces jours-ci, je n’ai rencontré ni ma Madeleine ni mes pavés de l’Hôtel des Guermantes.

Pourtant, parfois, au débouché d’une allée forestière, une tâche de soleil sur quelques feuilles dorées me fera voir la croupe de Sari ou d’Ena onduler devant moi, ou bien la pente d’un talus couvert d’aiguilles de pins me fera revivre deux secondes d’une journée de ski. Et à partir de ces secondes retrouvées, ce ne sont pas les images du livre de Proust ou les photos de l’album de vacances qui remonteront d’abord à la surface, pas plus que l’enchainement des évènements minuscules de ce moment évoqué, mais les sensations vécues à cet instant, la fraiche humidité de la forêt sur le visage, la réaction de la neige sous la semelle des skis, sur lesquelles reposent l’édifice immense du souvenir.

Mais je n’aurai alors sur moi rien pour écrire, rien pour fixer ces impressions qui disparaitront aussi vite que les souvenirs d’un rêve interrompu par le réveil, noyés par les efforts mêmes que l’on fait pour les retenir. »

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *