Archives de catégorie : Fiction

Go West ! (14)

(…) En m’exécutant, je ne peux m’empêcher de penser que cette scène, je l’ai déjà vue, au cinéma, dix fois, vingt fois. Je me rappelle aussi qu’on m’avait dit : “Tu verras, en Amérique, tout est comme dans les films, les voitures, les restaurants, les routes, les flics…“ Et c’était vrai : c’était comme dans les films et moi, l’amoureux du cinéma américain, j’aurais dû savoir ce qu’il fallait faire et surtout ne pas faire : sortir de sa voiture. Je m’en souviens maintenant : avec un flic, ne jamais faire le malin, ne jamais plaisanter, ne jamais sortir de la voiture. Mais voilà, sur le moment, j’avais oublié et maintenant, me voilà penché sur la voiture, les mains écartées bien à plat sur le capot, en train d’attendre, le cœur battant et les jambes faibles, que le flic veuille bien me dire ce que je dois faire.

Il a bien fallu plus d’une heure pour démêler la situation. Voilà comment ça s’est passé : Après m’avoir fouillé et passé les menottes dans le dos, le flic m’avait enfermé à l’arrière de sa voiture. Ensuite, il avait rejoint celle de Cal, et depuis la banquette arrière de la voiture de police, j’avais pu les voir discuter pendant un long moment. Et puis, après avoir fouillé l’Oldsmobile, il avait examiné la Valiant de fond en comble. Je l’avais vu vider mon sac, en sortir mon passeport et écrire longuement sur un bloc-notes. Entre-temps, une deuxième voiture de police était arrivée – celle du sheriff – et la discussion entre Cal avec les deux policiers était devenue Continuer la lecture de Go West ! (14)

Go West ! (13)

(…) En cette matinée de début Juillet, il ne faisait pas encore très chaud. J’avais ouvert en grand toutes les fenêtres et je conduisais sagement le coude à la portière en regardant le paysage. J’étais un américain comme les autres, roulant à travers le Grand État du Texas, détendu, tranquille, maitre de moi comme de ma voiture. Indifférent, je regardais défiler les stations-services, les « diner », les « Honest Joe », les vieilles usines désaffectées, les taudis de bord de route… Ça ne me concernait pas, j’avais ma voiture, mon travail, mon appartement en ville… Tout allait bien. Maintenant que mes affaires marchaient bien, il faudrait que je me décide à changer cette petite Valiant pour un modèle un peu plus prestigieux. Pourquoi pas un de ces cabriolets Chevrolet Corvette ?

Deux brefs coups de sirène me ramènent d’un coup à la réalité. Il y a une voiture de police dans le rétroviseur et sur son toit, un large bandeau qui s’allume en bleu, orange et rouge. Qu’est-ce qu’elle veut, cette voiture ? Que je m’arrête ? Que je la laisse me dépasser ? Je ralentis, j’hésite, je serre sur la droite, j’hésite encore, j’accélère… je ne sais pas ce qu’il faut faire. Cette fois-ci, c’est quatre coups de sirène et une succession d’appels de phares que m’envoie la voiture de flics qui se colle pratiquement à mon pare-chocs.  Qu’est-ce qu’ils me veulent, ces flics ? Continuer la lecture de Go West ! (13)

Go West ! (12)

Dans le panneau des départs, je cherchai un bus qui puisse me déposer sur la route d’Amarillo à une douzaine de miles de Dallas. Il y en avait un. Il partait à 8h30 du matin et s’arrêtait partout entre Dallas et Wichita Falls. Je pris un billet pour la premier arrêt après Fort Worth. J’avais plus de cinq heures devant moi. Je m’installais sur une banquette de la salle d’attente. Je ne tardais pas à m’y allonger et à m’endormir.

Je me réveille un peu avant 8 heures et je m’installe à un bout du bar de la cafeteria pour un café. Je me sens fatigué et crasseux. Je regarde autour de moi. Au bar, quelques hommes solitaires prennent leur petit déjeuner, les yeux fixés dans le vague ou dans la contemplation de leur assiette. Derrière moi, il y a une rangée de box. Deux seulement sont occupés. Le premier par une famille mexicaine encombrée d’enfants et de paquets et le second par un homme seul ; la quarantaine, blouson de daim, bottes western. J’ai toujours eu envie de bottes comme ça, souples, sobres, très légèrement décorés, pas trop pointues. J’espère que je pourrai en acheter une paire avant de rentrer en France. A Paris, une paire comme ça, c’est hors de prix. Le blouson aussi est bien, léger, souple, de couleur claire. Pas de fermeture à glissière mais des boutons, peu visibles. Pas de poches, pas de franges à la Davy Crockett. En fait c’est plus une veste qu’un blouson, presque une chemise. Ça doit être autrement plus agréable à porter que ma stupide veste en daim, avec ses épaulettes rembourrées et sa doublure en rayonne. Vraiment chouette, le blouson.

D’un coup, je m’aperçois que ça fait un sacré moment que je suis tourné de trois quart sur mon tabouret à fixer l’homme au blouson. D’ailleurs, il s’en est aperçu et Continuer la lecture de Go West ! (12)

Go West ! (11)

(…) Deux heures encore, et toujours rien. Soleil. J’ai sorti une chemise de mon sac et je me la suis mise sur la tête. Encore une heure et je me suis assis sur le sac, au bord de la route. J’ai placé le carton contre ma jambe de manière à ce qu’il reste lisible. Après qu’il se soit envolé trois fois au passage des trois premières voitures, je l’ai coincé sous un pied et puis j’ai posé mes coudes sur mes genoux, j’ai pris ma tête entre les mains et j’ai fermé les yeux. New-York — Flagstaff ! En stop ! Quelle ânerie ! Fais chier, Hervé, fais chier !

Tout à coup, j’entends une sirène à l’approche. Je lève la tête. C’est un Greyhound ! Sans vraiment y croire, je tente le coup : je me lève et je fais de grands signes avec la chemise que j’avais sur la tête, je saute sur place, je crie… sans que j’y croie encore tout à fait, le bus ralentit, me dépasse et s’arrête. Je ramasse mon sac et cours vers le bus. Quand j’arrive à la hauteur de sa porte avant, elle s’ouvre toute seule, m’envoyant sur le visage et la poitrine une pleine bouffée de fraicheur. Au volant, il y a une sorte de rugbyman à casquette bleue à galon doré, chemise blanche à manches courtes avec un lévrier brodé sur la pochette et d’énormes lunettes de soleil Ray-Ban. Celui-ci ne ressemble pas à un capitaine de vaisseau mais à un pilote de ligne qui mâcherait du chewing gum.
Hors d’haleine, je lui demande :
— Où est-ce que vous allez, s’il vous plait ?
— Dallas, Texas. Continuer la lecture de Go West ! (11)

Go West ! (10)

(…). devant cette carte et l’étirement irréfutable du rectangle, je réalisai qu’une fois à Montgomery, j’aurais parcouru plus de 1200 miles depuis New York et que je serai encore à 1700 miles de Flagstaff. La plus courte distance entre ces deux villes étant seulement de 2300 miles, cela voulait dire que la fille de Columbus m’avait couté un détour de 600 miles, c’est à dire un petit millier de kilomètres. Mille kilomètres pour prendre deux gifles, se couvrir de ridicule et être recherché par le sheriff d’un comté du Tennessee. Mais c’était fait. Et puis, l’aventure, c’est l’aventure.

Le reste du voyage jusqu’à Flagstaff ne fut pas sans histoire, mais à présent, j’étais à des centaines de miles du Cove creek Motor Inn, je commençais à avoir de l’expérience et je laissais venir les événements avec moins d’inquiétude. La Ford Ranch Wagon m’avait déposé sur une petite route qui pointait plein ouest vers Jackson mais il n’y circulait que des tracteurs agricoles, des pick-up de fermiers et des voitures conduites par des femmes à bigoudis et voiles de tulle. J’avais ressorti mon petit drapeau français et ma pancarte Going West !, je brandissais mon pouce, je prenais l’air le plus inoffensif possible, mais je restais sur le carreau dans la chaleur et la poussière. Pourtant, vers la fin Continuer la lecture de Go West ! (10)

Go West ! (9)

(…) je sors le carton que j’ai gardé depuis Harrisburg. Je regarde avec un peu de nostalgie ce que j’y avais inscrit naïvement au feutre trois jours plus tôt : « French ! To California ! ». Aujourd’hui, je suis à la fois moins exigeant sur la destination et moins convaincu de l’attractivité de ma nationalité pour les automobilistes américains. Alors, j’écris plus simplement : Going West !
J’ai toujours aimé cette belle injonction : Go West… Go West, young man, and grow up with the country !… Mais aujourd’hui, pour moi, il ne s’agit pas de grandir avec le pays, mais beaucoup plus simplement de quitter le comté, ses motels et ses flics le plus vite possible.

C’est un camion qu’il me fallait, alors je n’ai pas brandi ma pancarte, je n’ai pas levé le pouce vers la voiture que j’entendais arriver derrière moi. Pourtant, après m’avoir dépassé, elle a parcouru encore une centaine de mètres, elle a freiné brusquement, s’est arrêtée et est revenue en marche arrière jusqu’à ma hauteur.
— Vous savez conduire ? m’a demandé le conducteur. Vous avez votre permis ?
— Oui, un permis français.
— Mais vous avez le droit de conduire aux USA ?
— Oh oui, bien sûr !
— Et vous allez où ?
— N’importe où. Vers l’Ouest si possible.
— Pensacola, ça vous va ? C’est plutôt pas mal au sud…
— C’est loin ?
— Cinq cents miles, plus ou moins.
— Alors ça va.
— Parfait ! Montez ! Je m’appelle Bill et toi ?
Je le lui dis. Continuer la lecture de Go West ! (9)

Go West ! (8)

(…) Ce n’est qu’à la deuxième gifle que j’ai réagi. Celle-là m’avait atteint sur l’oreille gauche. La fille devait porter une bague que je n’avais pas remarquée, une grosse, parce que ça m’a fait un mal de chien. Alors, à mon tour, je lui ai envoyé une gifle, une gifle presque timide, je suis français moi, mademoiselle, pas une brute, une gifle pas vraiment forte, mais quand même un peu, une gifle. Elle a ri, la garce. Alors je lui en ai flanqué une deuxième, plus forte, mal ajustée. Elle l’a prise en plein sur la pommette et sur l’aile du nez. Sous le coup, elle s’est arrêtée net. Un peu de sang coulait de son nez. Elle a fait un pas vers moi, la tête et les épaules rejetées en arrière, sa maigre poitrine en avant et elle m’a dit :
— Vas-y, mon chou, bats-moi…

*

Aujourd’hui, je ne sais pas si j’aurais pu lui flanquer une troisième gifle, mais je sais que même si j’en avais été capable, son “Vas-y, mon chou…“ m’aurait totalement refroidi.
J’ai porté la main à ma ceinture. C’était pour la reboucler mais elle a cru que j’allais m’en servir sur elle : elle a croisé ses avant-bras sur ses seins et elle m’a présenté son dos. J’en ai profité pour la contourner, attraper mon sac au vol, me diriger à grands pas vers la porte et j’ai fichu le camp.
Je suis sorti sous un torrent d’insultes, mais elle ne m’a pas suivi. Dehors, la nuit était chaude et la lune brillait. À gauche, le bureau du motel était encore éclairé, alors j’ai pris à droite et j’ai marché vers la route. Avec ma chemise ouverte et Continuer la lecture de Go West ! (8)

Go West ! (7)

(…)  Je regarde autour de moi : la pièce est plutôt grande ; la moquette rouge framboise est tachée ici et là de grandes plaques sombres et marquée de brulures de cigarettes ; un édredon usé assorti à la moquette couvre le lit qui est immense ; un fauteuil bas fait face au téléviseur posé sur un guéridon de bois au vernis écaillé ; une table et une chaise de même style achèvent de compléter le mobilier ; le reste est vert d’eau, les murs, le plafond, les rideaux, la porte de la salle de bain, même la face intérieure de la porte d’entrée, tout est vert d’eau. C’est lugubre. Mais au moins, c’est assorti au voile de tulle que la fille porte toujours.

J’entre, je pose les deux sacs au sol à côté de la table, et je reste là, immobile, ne sachant que faire. Le conditionneur d’air vibre et couine doucement dans son coin, la télévision diffuse silencieusement une publicité en noir et blanc. La fille s’approche, referme la porte d’une poussée et se plante devant moi, les bras ballants, la tête légèrement inclinée. Ça lui donne l’air interrogateur, peut-être même un peu dubitatif. C’est une sorte de défi. L’instant est crucial, la gêne est insupportable, et même le crétin inexpérimenté que je suis sait qu’il faut faire quelque chose et que c’est maintenant. Je m’approche d’elle, mon cœur accélère, mes mains deviennent moites, je réalise que je n’ai pas pris de douche depuis deux jours, que je dois dégager un parfum de vestiaire de lycée, que tout cela est un peu risible. Mais que faire d’autre que continuer à suivre le scénario tout tracé ? Je pose mes mains de part et d’autre de sa taille Continuer la lecture de Go West ! (7)

Go West ! (6)

(…) Mais aujourd’hui, dans cette immense voiture qui glisse dans la nuit, avec cette fille au volant qui pose sa main sur mon genou, dans cette situation quasi hollywoodienne, je ne sais pas comment réagir.
Étrange pays tout neuf où les hôtesses de l’air vous consomment comme un soda rafraîchissant pour disparaitre définitivement quelques heures plus tard, où les filles en décapotable vous ramassent sur la route pour vous faire des avances sans équivoque, étrange pays tout neuf où les filles se conduisent comme des garçons.
Étrange, grand et beau pays… différent.

Je pense à la jolie petite Patricia… tout aussi américaine que la fille qui est assise à côté de moi et que Carol, l’hôtesse de l’air… pourtant elle ne m’a pas jeté après usage, elle ; elle est partie, c’est vrai, mais c’était pour rentrer à Bethesda, chez ses parents ; elle ne m’a pas fait d’avances, la jolie petite Patricia. Pour elle, j’ai dû déployer toute ma technique du Non, je ne te drague pas. Elle y a succombé, du moins l’ai-je cru à cette lointaine époque, et moi, je suis tombé amoureux. Et voilà que, pour elle, je suis en train de traverser l’Amérique à côté d’une fille qui me serre le genou.

Je ne me suis jamais trouvé dans une telle situation. Je n’ai pas de musique de Nelson Riddle dans la tête, pas de réplique spirituelle ou passionnée à disposition, pas d’expérience, pas de méthode. Je suis tétanisé, mais puisqu’il faut faire quelque chose, autant que ce soit un peu original. Doucement, gentiment — je suis français, mademoiselle, pas une brute — je prends sa main et la dirige vers le volant où je la repose. Dans le même mouvement, j’abaisse la mienne et la pose sur le haut de sa cuisse, tout près du minishort. Je retiens mon souffle, j’ai le cœur qui bat. Sans quitter la route des yeux, elle hoche lentement la tête et dit seulement :
— O.K., baby. Continuer la lecture de Go West ! (6)

Go West ! (5)

(…) Elle m’a appelé « Mon chou »! C’est gentil, mais ça me gêne un peu quand même qu’elle m’appelle comme ça. Je doute que ce soit de l’intimité. Je pense plutôt que c’est de la condescendance. Ma parole, elle me prend pour un gamin. C’est vrai que dans l’état où elle m’a trouvé, je devais plus ressembler à un poulet plumé qu’à Alain Delon. Mon chou ! Il va falloir changer ça. Bon, allons-y !
— C’est dommage, c’est une ville magnifique, vous savez. Complètement différente des villes d’ici.
— Raconte-moi, mon chou. Ça me tiendra éveillée.
— Vous êtes fatiguée ? Vous voulez que je conduise ?
Mon rêve ! Conduire au crépuscule une grosse décapotable sur une longue route de campagne américaine avec le coude à la portière et une fille sur la banquette. Mais ce ne sera pas pour tout de suite :
— Ça va. Alors, raconte-moi Paris.

Ça me va. Paris, c’est comme le cinéma, je suis plutôt bon sur le sujet. Je sors d’abord les grands classiques et je lui parle de la Tour Eiffel, des Champs-Élysées, de Montmartre. Puis, changeant de ton et de style, je passe aux lieux plus romantiques, la Seine, le Quai Saint Michel, Notre Dame, le Luxembourg. J’en suis à Saint Germain des Prés, ses intellectuels, son église et sa Place Fürstenberg. La nuit est tombée depuis longtemps. La grosse voiture avance dans un chuintement de pneus entre deux murs d’arbres ou de maïs, interrompus de loin en loin par les lumières d’une petite ville, d’une station-service ou d’un motel. Je parle, je parle, je parle. De plus en plus facilement. Ça a l’air de l’intéresser, mais d’un coup, comme ça, sans prévenir, elle allume la radio. Elle doit en avoir marre de Paris et ses environs. J’ai compris, je me tais. La radio émet une sorte de complainte. On dirait Continuer la lecture de Go West ! (5)