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Gisèle ! (10)

(…) Il y a longtemps que le propriétaire de Gisèle ne l’écoute plus. Il est reparti vers la table où ses deux compères l’accueillent avec des plaisanteries que Bernard n’entend pas. Ils éclatent de rire encore une fois puis se saluent en heurtant leurs poings fermés. Le bon Samaritain  se dirige vers la porte qui s’efface devant lui, amenant un grand courant d’air froid dans la cafétéria surchauffée. Les emballages de sandwiches s’envolent de la table de Gustave qui hurle « Robert ! La porte, nom de Dieu ! » et éclate de rire encore une fois. Sans se retourner, Robert lui fait un doigt d’honneur et disparaît dans un tourbillon de neige. Le vent s’est levé et maintenant, devant la vitrine, les flocons volent à l’horizontale.

Bernard s’agite. Il se soulève un peu de son fauteuil en s’appuyant péniblement sur les accoudoirs — douleur. Son pantalon encore humide se décolle de ses cuisses comme à regret. Aussitôt, un froid humide enveloppe son entre-jambe. La sensation est extrêmement désagréable. Il se lève, sa veste pèse sur ses épaules et sa chemise vient adhérer à sa poitrine. Sous le contact poisseux, il frissonne. Il essaie d’enfiler ses mocassins. Ils ont perdu une pointure et leur cuir ressemble à du carton froissé. Bernard passe une première manche de son manteau sans trop de difficulté mais, à la deuxième, son bras meurtri se rappelle à lui encore une fois — douleur… Le vêtement lui semble peser autant qu’une cotte de maille. Bernard a mal aux pieds, il a mal au bras, il est épuisé, trempé,  fiévreux. Pourtant il n’y pense plus. Tout ce qu’il sait c’est qu’il y a un camion qui l’attend, avec son routier sympa, son habitacle surchauffé, probablement son Thermos de café et, pourquoi pas même — il sait que beaucoup de semi-remorque en sont équipés — sa couchette accueillante à l’arrière de la cabine. Il a réussi à enfiler ses mocassins en écrasant Continuer la lecture de Gisèle ! (10)

Gisèle ! (9)

(…) mais si Gisèle m’avait pas mis en retard… putain, Gisèle, tu fais chier !… si Gisèle m’avait pas mis en retard, je vous aurais doublé à toute allure en klaxonnant la Cucaracha et je serais passé bien avant l’avalanche ; et vous, dans votre cabine crasseuse pleine de paquets de cigarettes à moitié vides et d’emballages poisseux, vous m’auriez regardé filer vers l’Italie et le siège de Sauti-Casagrande SpA en écoutant à fond votre musique reggae à la con !…

Pendant que son manteau s’égoutte au sol, que ses mocassins commencent à se recroqueviller sur le radiateur et que Bernard maugrée toute sa rancœur contre la gent routière, les trois poids-lourds finissent par se calmer. Ils essuient leurs yeux avec des serviettes en papier, se mouchent dedans, poussent de grands soupirs de satisfaction en extrayant de la glacière trois nouvelles Kro. Ils restent silencieux quelques instants puis l’un d’eux, pas Gustave, un autre, frappe la table du plat de ses deux mains, se lève en poussant une sorte de hennissement. Puis, d’un air décidé, il se dirige vers Bernard.

…qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ? j’espère qu’il m’a pas entendu tout à l’heure quand je… bon sang, il a l’air sacrément costaud…  j’espère que je l’ai pas mis en colère… mon Dieu, faites que je l’aie pas mis en colère ! faites que…

« Dites, c’est vous qui voulez être à Turin avant demain matin ?
— Euh… oui… pourquoi ? répond Bernard, sur la réserve.
— Parce que j’y vais, moi, à Turin. Je pars dans dix minutes avec Gisèle. Si vous voulez que…
— Avec Gisèle ? Continuer la lecture de Gisèle ! (9)

Gisèle ! (8)

(…) « Quoi encore ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous rigolez ?
— Mais je ne rigole pas, je tousse. On a le droit de tousser quand même ! Dites, vous ne pourriez pas ralentir un peu, s’il vous plait ? Je me suis fait très mal au bras tout à l’heure…
— On n’a pas le temps. Faut se grouiller ! Et puis, mal au bras, ça empêche pas de marcher, je présume…  »
Et Gustave avait repris sa marche inexorable vers les lumières de la station.
            …Gustave, gros con ! gros con ! gros con !…
Bernard le suivait en ricanant et ça lui faisait du bien.

Une heure a passé. Bernard est assis dans la cafétéria, le plus près possible d’un radiateur brûlant. Juste à côté, il a étalé son manteau sur une chaise sous laquelle une petite flaque est en train de se former. Il a enlevé ses mocassins et les a posé sur le radiateur, puis il s’est laissé tomber dans un petit fauteuil et il a posé ses pieds sur une conduite de chauffage. Il est trempé de sueur et de neige fondue. Sa veste lui semble peser vingt kilos et son pantalon lui colle aux mollets. Il a mal au bras, il s’est vaguement tordu un genou en sautant de la coulée de neige et ses pieds commencent à le bruler. Il se sent misérable.

…quel con, non mais quel con ! pourquoi j’ai sauté comme ça ? pourquoi j’ai sauté comme un con au lieu de le suivre, ce gros connard de Gustave ? c’est parce que je suis con, parce que ça me faisait vingt mètres de plus à faire, que j’ai voulu couper au plus court et que je suis con ! et maintenant j’ai mal au genou… encore heureux que ce soit pas du même côté que le bras… ouais, encore heureux ! mais qu’est-ce que je raconte, moi ? en quoi c’est mieux que ce soit pas du même côté que le bras ? qu’est-ce que ça peut foutre que j’ai mal à la jambe droite ou à la jambe gauche ! quel con ! non mais quel con ! Et Gustave… quel salaud !… Continuer la lecture de Gisèle ! (8)

Gisèle ! (7)

(…) Il se penche dans la voiture pour attraper son téléphone — douleur — il s’extrait de l’habitacle avec prudence, claque la portière avant, ouvre la portière arrière — douleur — attrape d’une main son manteau — douleur — enfile le bras valide dans une manche, puis l’autre bras — douleur, douleur — claque la portière arrière en la poussant avec la hanche, va au coffre, l’ouvre, en sort sa valise à roulette de la main gauche et referme le coffre en le claquant dans un grand mouvement du bras droit. Aïe ! Il avait oublié — douleur, douleur, douleur !

…la vache ! qu’est-ce que ça fait mal ! j’ai vraiment dû me casser quelque chose… merde, les clés ! j’ai oublié les clés à l’intérieur !…

Il retourne à l’avant, ouvre la portière de la main gauche, se penche à l’intérieur pour tenter d’atteindre les clés, impossible sans entrer dans la voiture, se résigne à s’asseoir au volant, tend le bras vers les clés — douleur — les attrape et s’extrait finalement de l’habitacle sans trop de peine. Il est en nage, il est essoufflé, il a mal au bras ; sous la veste et le manteau, la transpiration plaque sa chemise glacée contre sa poitrine. Il s’appuie contre la voiture. Il voudrait se laisser glisser au sol, s’asseoir par terre, dans la neige.  Il voudrait que quelqu’un vienne, qu’on lui parle gentiment, qu’on lui apporte un café chaud, une couverture, qu’on lui dise que tout va s’arranger, que tout va aller bien…
« Eh alors ! Ça vient, oui ? » Continuer la lecture de Gisèle ! (7)

Gisèle ! (6)

(…) L’homme saute à terre, verrouille la portière du camion, passe son sac en bandoulière et dans un grand mouvement d’épaule, il le fait valser dans son dos et commence à s’éloigner. En quatre pas précipités, Bernard l’a rejoint :
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ?
Le routier s’arrête et fait face à Bernard.
— Vous, je sais pas ; moi, je vais à la station ; il doit faire chaud là-bas, il y a un bar, il y a de quoi manger. Y a même des douches !
— Ben, et moi ? Vous n’allez pas me laisser là…

Bernard se sent comme un enfant, perdu. Il sait bien qu’il est ridicule, qu’il ne devrait pas se comporter comme ça, mais il n’a jamais vécu de situation de ce genre. Dans sa vie, tout a toujours été réglé, attendu. Sur la route, il n’a jamais eu le moindre pépin, pas une seule panne, même d’essence, pas un contrôle de vitesse, rien. Ah si ! Il se souvient maintenant : le pneu crevé à la sortie de Grenoble. C’était il y a longtemps ; il était presque minuit ; ils sortaient d’un diner chez les Vidal, des cousins de Gisèle. C’était la première fois qu’il crevait un pneu. Il avait fallu tout sortir, le manuel, le cric, la roue de secours, découvrir comment on change une roue ; et tout ça dans la nuit, le froid et la bruine, avec tous ces camions qui passaient à toute allure en secouant la voiture tellement ils la frôlaient ; c’était Gisèle qui lisait le manuel et qui lui criait les instructions depuis l’intérieur de la Mégane… un sale moment… Continuer la lecture de Gisèle ! (6)

Gisèle ! (5)

(…) « Vous avez pu voir ce qu’il y a devant ? demande Bernard. Vous croyez qu’on va pouvoir passer ?
— Y a plus de trois mètres de haut de neige jusqu’à l’entrée de la station, répond le chauffeur. Ça fait une bonne centaine de mètres. Vous croyez qu’on va pouvoir passer, vous ? Peut-être qu’avec un peu d’élan… Qu’est-ce que vous en pensez ? »
La réponse était plutôt narquoise, mais Bernard ne s’en est pas rendu compte.
— Mais, il faut absolument que je passe ! supplie Bernard. J’ai un rendez-vous très… »

Mais Bernard n’achève pas. Ça ne sert à rien de gémir auprès du routier. D’ailleurs le type ne l’écoute même plus. Il est remonté dans sa cabine, il a claqué la portière et maintenant il s’agite autour de ce qui doit être son émetteur radio. « La CiBi, ils ont tous un truc comme ça, pense Bernard. » Il se sent tout petit auprès de ce grand type, avec son bonnet de laine noire roulé au bord, son gros anorak vert aux manches orange, sa petite barbe, son pantalon plein de poches et ses grosses chaussures. Il voudrait monter avec lui dans la cabine, il voudrait lui demander de lui dire ce qu’il faut faire, de le protéger… Mais il n’ose pas. Il ne voudrait surtout pas l’agacer ; il ne faudrait pas que le type l’envoie balader ; ce serait couper les ponts avec la seule personne qui pourrait l’aider. Alors, au pied du tracteur, les yeux levés vers la vitre de la cabine, Bernard attend. La neige fond autour de ses chaussures qui Continuer la lecture de Gisèle ! (5)

Gisèle ! (4)

(…) qu’est-ce qu’il faut faire dans ces cas-là ? s’arrêter ? c’est trop tard ! serrer à droite ? rouler sur la bande d’arrêt d’urgence ? oui, mais si le type continue comme ça, on se rentre dedans ! se porter complètement sur la gauche ? oui, mais si le connard reprend sa droite au dernier moment ? on se rentre dedans !…

Crispé sur son volant, Bernard se lance dans une série d’appels de phares mais voilà le connard d’en face qui fait la même chose ! Bernard est tétanisé. Les yeux écarquillés, la respiration bloquée, de ses deux bras tendus il repousse le volant le plus fort qu’il peut en prévision du choc. Deux longues secondes passent et Bernard voit filer sur sa droite un grand panneau routier, celui qui reflétait ses propres phares et qui lui annonce dans un éclair : « Aire de service de Saint-André – AGIP – Cafeteria 7/24 – Dernière station avant le tunnel du Fréjus – 1000 mètres ».
Bernard voit le panneau disparaitre d’un coup dans l’obscurité sur la droite. Il sent ses mains, ses bras et ses épaules se détendre, mais ses pieds le font souffrir tant ils se sont recroquevillés dans ses chaussures. La voiture continue d’avancer, à petite allure, bien en ligne. Bernard reprend ses esprits ; il débloque sa respiration.
«  Quelle connerie ces panneaux ! crie-t-il en tapant sur le volant. J’ai bien cru que… Ils pourraient quand même… Tous des cons… », mais il n’achève pas sa phrase. Il retrouve son calme et se remet à penser à la route qu’il lui reste à faire.

bon, ça va aller… pas le temps de m’arrêter, même pour un café… ce que je déteste partir en retard ! bon sang, Gisèle ! qu’est-ce que tu me… bon… faut que je fonce jusqu’à Bardonnèche… ah! voilà les lumières de la station-service… quoi encore ? qu’est-ce que c’est que ça ? ah non ! ça va pas recommencer tout de même !…

Devant lui, il y a Continuer la lecture de Gisèle ! (4)

Gisèle ! (3)

(…)tous ces dérapages finirent par ralentir la voiture et, après un ultime balancement encore plus prononcé que les précédents, elle se mit en glissade arrière. Instinctivement, Bernard se retourna à demi sur son siège comme s’il était en train de se garer en créneau, mais il ne savait plus quoi faire de son volant. Alors, il ne fit plus rien et c’est en marche arrière à vitesse de plus en plus faible que la voiture traversa les deux voies de circulation et la bande d’arrêt d’urgence pour venir mourir contre la glissière de sécurité dans un petit craquement sec. C’était le feu arrière gauche qui venait de céder.  

Maintenant, tout était calme. Dehors, le paysage avait cessé de valser et, à part les flocons qui voletaient lentement dans la lumière des phares, tout était immobile. À l’intérieur, de sa belle voix chaude et tranquille, le speaker achevait de désannoncer le morceau précédent : « … avec bien sûr Léonard Bernstein à la baguette. Et maintenant, sans transition, nous allons entendre… » Cœur en folie, muscles tendus, épaules douloureuses, mâchoire crispée, Bernard respirait bruyamment par le nez.  Il n’entendait rien que sa respiration, ne voyait rien que la neige qui s’accumulait sur son pare-brise et ne pensait absolument à rien. C’est sans réaction aucune qu’il regardait grossir au loin sur sa gauche les phares éblouissants de ce qui ne pouvait être qu’un nouveau camion. Le monstre Continuer la lecture de Gisèle ! (3)

Gisèle ! (2)

(…) mais c’est sûr que j’aurais pas dû. maintenant, elle va me faire la gueule pendant quinze jours… je vais encore aller coucher dans le salon… ou alors, elle va partir une semaine à la Croix-Rousse, chez Françoise, cette garce ! c’est sûr que je n’aurais pas dû… bon sang, il neige de plus en plus…

Le moteur ronronnait calmement. Bernard observait les flocons qui se collaient sur le pare-brise. Ils glissaient lentement vers le haut de la vitre avant d’être rattrapés et chassés vers l’extérieur par les essuie-glace. De temps en temps, un flocon plus rapide parvenait à échapper aux balais. Il restait un instant avec quelques autres, bloqué par le rebord du pare-brise et puis, d’un coup, il disparaissait dans l’obscurité, emporté par le vent de la course. Instinctivement, Bernard jetait un coup d’œil dans le rétroviseur pour tenter de suivre sa fuite.

pauvre petit flocon, je me demande ce qu’il devient, tout seul, dans le noir…

Sa petite réflexion le fit sourire, mais quand il quitta le rétroviseur des yeux pour revenir à la route, il eut un haut le corps : Continuer la lecture de Gisèle ! (2)

Gisèle ! (1)

La neige est apparue à la sortie du dernier tunnel avant Chambéry. En une fraction de seconde, la voiture est passée de la lumière jaunâtre du souterrain à celle, éblouissante, des phares. Des millions de flocons qui flottaient doucement dans la nuit se transformaient en un rideau blanc tacheté de noir à l’apparence infranchissable. Au moment où il sortait du tunnel, Bernard est passé en feux de croisement et l’éblouissement a disparu. C’étaient maintenant des centaines de petites fleurs blanches qui s’écrasaient à chaque instant sur le pare-brise, aussitôt balayées par le ballet des essuie-glaces.

…ah, la barbe ! la neige ! …manquait plus que ça ! d’abord la séance avec Gisèle… ensuite l’accident dans le tunnel de Fourvières et maintenant, la neige… bon sang de bon sang ! j’y arriverai jamais …

Deux jours plus tôt, quand il avait appelé l’Hotel Politecnico à Turin, on lui avait dit qu’on ne pourrait lui garder sa chambre que jusqu’à 20 heures. « Nous sommes désolés, signore Ratinet, ma siamo en pleine mostra dell’automobile, no ?allora, capisci signore… ». Il avait juré qu’il serait à Turin avant 20 heures et on avait pris sa réservation « ma, solamente perche sei un buon cliente, signore Ratinet… » Et maintenant, il était presque huit heures, et il n’était même pas à Chambéry ! Il lui faudrait encore au moins deux heures et demi pour arriver à Turin et, avec ce temps, peut-être trois.
Bernard tâtonna pour trouver son téléphone sur le siège passager et, tout en surveillant la route d’un œil, il composa le numéro du Politecnico.
« Oui, bonsoir. Bernard Ratinet à l’appareil. Écoutez, j’ai une réservation pour ce soir jusqu’à huit heures, mais j’ai eu un petit ennui sur la route. Je pense arriver vers 9h30. Vous êtes gentils de me garder ma chambre, d’accord ? »
Contrairement à ce qu’il craignait, ça ne semblait pas poser de problème. Il se dit qu’il serait toujours temps Continuer la lecture de Gisèle ! (1)