(…) Il y a longtemps que le propriétaire de Gisèle ne l’écoute plus. Il est reparti vers la table où ses deux compères l’accueillent avec des plaisanteries que Bernard n’entend pas. Ils éclatent de rire encore une fois puis se saluent en heurtant leurs poings fermés. Le bon Samaritain se dirige vers la porte qui s’efface devant lui, amenant un grand courant d’air froid dans la cafétéria surchauffée. Les emballages de sandwiches s’envolent de la table de Gustave qui hurle « Robert ! La porte, nom de Dieu ! » et éclate de rire encore une fois. Sans se retourner, Robert lui fait un doigt d’honneur et disparaît dans un tourbillon de neige. Le vent s’est levé et maintenant, devant la vitrine, les flocons volent à l’horizontale.
Bernard s’agite. Il se soulève un peu de son fauteuil en s’appuyant péniblement sur les accoudoirs — douleur. Son pantalon encore humide se décolle de ses cuisses comme à regret. Aussitôt, un froid humide enveloppe son entre-jambe. La sensation est extrêmement désagréable. Il se lève, sa veste pèse sur ses épaules et sa chemise vient adhérer à sa poitrine. Sous le contact poisseux, il frissonne. Il essaie d’enfiler ses mocassins. Ils ont perdu une pointure et leur cuir ressemble à du carton froissé. Bernard passe une première manche de son manteau sans trop de difficulté mais, à la deuxième, son bras meurtri se rappelle à lui encore une fois — douleur… Le vêtement lui semble peser autant qu’une cotte de maille. Bernard a mal aux pieds, il a mal au bras, il est épuisé, trempé, fiévreux. Pourtant il n’y pense plus. Tout ce qu’il sait c’est qu’il y a un camion qui l’attend, avec son routier sympa, son habitacle surchauffé, probablement son Thermos de café et, pourquoi pas même — il sait que beaucoup de semi-remorque en sont équipés — sa couchette accueillante à l’arrière de la cabine. Il a réussi à enfiler ses mocassins en écrasant le contrefort sous ses talons. Il clopine machinalement vers les toilettes puis change d’avis pour se diriger vers le comptoir du self-service. Derrière les vitrines, il n’y a plus rien qu’une salade aux feuilles rabougries avec deux rondelles d’œuf dur dont la couleur a tourné maronnasse, deux pommes flétries et une tartelette aux fruits indéfinissables recouverts d’une sorte de gelée verte. De toute façon, il n’y a personne derrière le comptoir pour le servir. Il y a bien des distributeurs automatiques, mais il n’a pas une seule pièce de monnaie sur lui. Et puis, il est bien trop fatigué pour avoir envie de manger quoi que ce soit. Tout ce qu’il veut, c’est dormir, dormir au chaud, dormir au sec en attendant d’arriver au Politecnico. Un grand coup de corne de brume venant du parking lui rappelle que son chauffeur l’attend, et même qu’il s’impatiente.
…bon sang, ce klaxon… c’est celui du camion qui m’a envoyé dans le décor tout à l’heure ! ah ! le salaud ! je vais lui dire, quand même, que ça se fait pas, des trucs comme ça ; je vais lui dire… non, peut-être pas finalement… faudrait pas que…et puis, tous les klaxons de poids lourds se ressemblent …
« Voilà, voilà, j’arrive, crie Bernard qui ne réalise pas qu’il est totalement impossible que le dénommé Robert l’entende. »
Il se précipite vers la porte, sans doute un peu trop vite car celle-ci n’a pas le temps de s’ouvrir et Bernard vient buter contre la paroi de verre. Il ne s’est pas fait mal, mais le coup a été sonore et il entend derrière lui Gustave et son acolyte qui s’esclaffent. Il reconnait même le bruit des claques qu’ils se donnent sur les cuisses pour souligner leur allégresse. La porte a fini par s’ouvrir et Bernard peut échapper aux rires en disparaissant dans la tempête. Mais il ne tarde pas à réapparaitre devant la porte. Il l’ouvre prudemment en avançant la main devant lui. Puis, prenant l’air le plus détaché possible, il se dirige à grands pas vers le fauteuil qu’il occupait tout à l’heure, saisit la poignée de sa Samsonite oubliée et d’un geste sec, professionnel, déploie le système télescopique qui va lui permettre de la trainer dignement derrière lui vers la sortie. La porte glisse à nouveau et il sort de la cafétéria salué par une nouvelle salve de rires gras. Dehors, il est accueilli par un nouveau hurlement de la corne de brume.
…ouais, ouais, j’arrive !… j’allais pas laisser ma valise ! t’as cinq minutes, quand même, non ? fait chier à la fin, cet abruti ! … non, faut que j’arrête, faut que j’arrête avec ça… il va finir par m’entendre. faut que je me mette ça dans la tête : Robert est sympa, Robert est un chic type, Robert va m’emmener à Turin…Robert est sympa, Robert est un chic type, Robert…
« Alors, ça vient, oui ? Qu’est-ce que c’était que ce cirque avec la porte ? Allez, magnez-vous un peu et montez dans le bahut ! »
C’est Robert qui a descendu la vitre de sa portière et qui hurle son impatience par-dessus le bruit du vent et du diesel en cours de chauffe. Il continue sur le même ton :
« Non ! Pas de ce côté-là ! Vous voulez pas conduire, quand même ! Alors faites le tour et grimpez de l’autre côté, et fissa ! Mais non, bougre de… Pas par l’arrière ! Faites le tour par devant, sacré nom… »
À bout de fatigue, étourdi par la tempête, abruti par les injonctions du routier, Bernard se conduit comme un parfait imbécile. Il ne sait plus où donner de la tête. Il avance, saisit la poignée de la portière du conducteur, la lâche comme si elle était brûlante, recule, part vers l’arrière du semi-remorque, repart dans l’autre sens, laisse tomber sa valise, se penche pour la ramasser, glisse et tombe sur le dos, veut se relever trop vite, glisse et tombe à nouveau… Tout d’abord subjugué par les contorsions de Bernard, Robert s’est tu un court instant. Mais maintenant, il explose : « Non mais quel andouille ! Vous avez pas bientôt fini de faire le clown ? Je vais vous planter là, moi. Ça va pas trainer !»
…si tu crois que c’est facile, Ducon !…
A SUIVRE
??? Facile Philippe: plus chaud , tunnel , espace clos, Lorenzo gamberge: relis tes classiques. Les fameuses Corneilles…
Il est vrai qu’il n’y eut pas de tunnel , mais du scabreux… pas qu’un peu …
???
Ah non ! Ça ne va pas recommencer, tout de même ?
Pas de panique ! Dans le tunnel, il va faire plus chaud…
On y est allé prudemment, un peu comme on hésite à ouvrir le livre convoité pour retarder le plaisir de la lecture…
On s’est méfié de cette Gisèle, des embardées sur la neige de ce conducteur atrabilaire…
Puis les images ont surgi, rappelant le film « duel » , combat inégal entre voiture et camion : qui n’a jamais ressenti l’angoisse sur autoroute d’être pulvérisé par ces monstres roulants…
Et la c’était trop tard : piégés sur cette autoroute glacée, nous attendons avec impatience la suite de ce feuilleton haletant …. en grelottant…