Gisèle ! (2)

(…) mais c’est sûr que j’aurais pas dû. maintenant, elle va me faire la gueule pendant quinze jours… je vais encore aller coucher dans le salon… ou alors, elle va partir une semaine à la Croix-Rousse, chez Françoise, cette garce ! c’est sûr que je n’aurais pas dû… bon sang, il neige de plus en plus…

Le moteur ronronnait calmement. Bernard observait les flocons qui se collaient sur le pare-brise. Ils glissaient lentement vers le haut de la vitre avant d’être rattrapés et chassés vers l’extérieur par les essuie-glace. De temps en temps, un flocon plus rapide parvenait à échapper aux balais. Il restait un instant avec quelques autres, bloqué par le rebord du pare-brise et puis, d’un coup, il disparaissait dans l’obscurité, emporté par le vent de la course. Instinctivement, Bernard jetait un coup d’œil dans le rétroviseur pour tenter de suivre sa fuite.

pauvre petit flocon, je me demande ce qu’il devient, tout seul, dans le noir…

Sa petite réflexion le fit sourire, mais quand il quitta le rétroviseur des yeux pour revenir à la route, il eut un haut le corps : il s’était complètement déporté sur la voie de gauche. Bernard se ressaisit et, sans ralentir, il ramena doucement la voiture sur la droite de l’autoroute. Trois fois, il cligna fortement des yeux pour échapper à l’hypnotisme du spectacle de la neige.

…faut que je fasse gaffe, sacré bonsoir ! sans ça, je vais me foutre en l’air !…

Il alluma la radio. Elle jouait un truc symphonique sur lequel il n’arrivait pas à mettre un titre. Il se pencha vers l’autoradio pour augmenter le volume. Comme sa main errait du côté de la boîte à gants, il l’ouvrit et se mit à tâtonner à la recherche de cigarettes. Il avait arrêté de fumer vingt-neuf jours auparavant mais il était certain d’avoir laissé un paquet entamé quelque part, pour un cas d’urgence, un cas comme celui-ci par exemple. Mais sa main ne rencontrait que des objets inutiles, un vieux guide Michelin, une ampoule de rechange, un gant, deux contraventions, une petite bouteille d’Évian cabossée et, il l’identifia au toucher, une balle de golf.

c’est marrant, cette balle… qu’est-ce qu’elle fait là ? j’ai jamais joué au golf de ma vie ! et je connais personne qui y joue ! ah si ! le patron ! il joue surement au golf, Sergio ! mais ça doit bien faire trois ans qu’il n’est pas monté dans ma voiture… alors, qu’est-ce qu’elle fait là, cette balle ? ça peut pas être Gisèle quand même ! c’est vrai qu’elle est snob, Gisèle, mais le golf, quand même ! alors qui est-ce qui a bien pu…

Une succession rapide d’éclairs blancs accompagnés d’un énorme hurlement de corne de brume envahirent la voiture. En une fraction de seconde, Bernard réalisa qu’il était descendu à cinquante kilomètres à l’heure et qu’il roulait à cheval sur les deux voies de circulation. Se crispant sur son volant, il se rabattit un peu trop vivement sur la droite. Il sentit la Peugeot chasser légèrement sur la gauche tandis que la masse noire d’un semi-remorque le dépassait tous phares allumés et toutes sirènes déchaînées. Pour bien lui montrer qu’il n’était pas content, à peine le camion l’eut-il dépassé que le chauffeur ralentit un peu et se rabattit brusquement sur la droite, projetant sur son pare-brise de gros paquets de neige sale. Aveuglé, Bernard lâcha d’un coup l’accélérateur. Sans même qu’il ait touché le frein, l’arrière de sa voiture se mit à déraper sur la droite. Bernard contre-braqua un peu trop fort. Aussitôt, il sentit l’arrière se déporter sur la gauche. Il contre-braqua encore une fois, et l’arrière repassa sur la droite.

nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu…

Au bord de la panique, Bernard se battait avec sa voiture. Le balancement s’amplifiait à chaque coup de volant. Dans l’encadrement du pare-brise, le double pinceau des phares balayait successivement la chaussée blanche marquée du sillage grisâtre du camion, puis la glissière de gauche, puis à nouveau la chaussée, puis la glissière de droite, pour revenir à la chaussée, puis la glissière de droite…

ça va mal ça va mal ça va mal…

Effectivement, ça allait mal, de plus en plus mal. Mais après quelques secondes, tous ces dérapages finirent par ralentir la voiture et, après un ultime balancement encore plus prononcé que les précédents, elle se mit en glissade arrière. Instinctivement, Bernard se retourna à demi sur son siège comme s’il était en train de se garer en créneau, mais il ne savait plus quoi faire de son volant. Alors, il ne fit plus rien et c’est en marche arrière à vitesse de plus en plus faible que la voiture traversa les deux voies de circulation et la bande d’arrêt d’urgence pour venir mourir contre la glissière de sécurité dans un petit craquement sec. C’était le feu arrière gauche qui venait de céder.

A SUIVRE 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *